Page:Gustave Flaubert - La Tentation de Saint-Antoine.djvu/385

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

jouons les rois, les héros, les brigands ; nous nous mettons des bosses dans le dos, des nez postiches sur le visage, et de grandes moustaches pour faire peur.

Les faux diamants brillent mieux que les vrais ; les maillots roses valent les cuisses blanches ; les perruques sont aussi longues que les chevelures, aussi odorantes quand on les graisse, aussi gentilles quand on les frise, aussi chatoyantes de reflets métalliques quand le soleil passe à travers ; le fard rehausse la joue d’ardeurs violentes, les appâts de coton excitent à l’adultère, et le galon d’or de nos guenilles, qui claque au vent quand nous dansons dans les carrefours, fait faire des réflexions philosophiques sur la fragilité des choses humaines.

Nous chantons, nous crions, nous rions, nous pleurons, nous bondissons sur la corde avec de grands balanciers, et nous battons du tambour, nous faisons ronfler nos phrases et traîner nos manteaux. L’orchestre bruit, la baraque en tremble, des miasmes passent, des couleurs tournent, l’idée se bombe, la foule se presse, et, palpitants, l’œil au but, absorbés dans notre ouvrage, nous accomplissons la singulière fantaisie qui fera rire de pitié ou crier de terreur.

Assourdis de notre vacarme, assombris par nos joies, ennuyés par nos tristesses, nous en suons, nous en râlons, nous en bavons, nous en avons des convulsions, des rhumatismes et des cancers.

Y a-t-il assez longtemps que, nous traînant par le monde, nous exhibons éternellement la même facétie ! ce sont toujours des singes ! des perroquets, des adjectifs et des rubans, des femmes colosses et des pensées sublimes ! Que de fois nous avons regardé les étoiles en répétant le même refrain ! et secoué la rosée d’avril et gazouillé les romances de la fauvette ! Avons-nous assez comparé les feuilles aux illusions, les hommes à des grains de sable, les jeunes filles à des roses ? Comme nous avons abusé de la lune, du soleil, de la mer ! si bien que la lune en est pâlie, que le soleil en est moins chaud, et que, même l’océan en semble plus petit.

Nous avons quitté nos familles, le pays est oublié, et nous portons nos dieux dans nos charrettes de voyage. Quand nous passons par les pays, on se met aux fenêtres, on laisse les charrues, et les mères par la main retiennent leurs enfants, de peur que nous ne les emportions avec nous. On a craché sur nos guitares, on a couvert de boue les arabesques de diamant qui se chamarraient sur nos poitrines, la pluie des gouttières a coulé le long de nos dos, tout le désespoir de la vie a ruisselé sur notre âme, et nous avons été dans la campagne pour y pleurer tout seuls.

Ohé ! ohé !

Essuyons sur l’herbe la poussière qui salit nos brodequins d’or,