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les péchés
criant.

Mais pour nous, qu’importe !

l’orgueil.

Allons donc ! Furies de la chair ; vous ne l’auriez pas sans moi, cette chair que vous m’accusez de vous tarir !

T’ai-je jamais suppliée de me suivre, toi, Envie ? pourquoi donc viens-tu sucer à ma mamelle le venin qui la gonfle ? Cela te ranime, avoue-le, te tordant, hurlant et m’appelant toujours pour te relever, quand tu trébuches dans tes entreprises.

Ah ! Colère ! je gonfle ton cœur de mon haleine, tu rugis à ma voix, je fouette ta face d’un bouquet d’orties, et c’est moi qui fais sonner tes tambours.

Avarice la boudeuse ! tu aimes à frotter tes yeux sur mes plafonds dorés, sur les diamants qui scintillent sur les étoffes d’or en miroitant.

Je possède, ô Paresse, les sécurités trompeuses, toujours gorgeant l’homme de la satisfaction de lui-même, je l’abrutis d’un hébétement paisible et je le pousse dans tes mollesses. Lui persuadant tout à coup qu’il est saint, qu’il est pur, j’interromps dans sa prière le prêtre agenouillé, et il s’endort le coude sur l’autel ; des mains du cénobite j’arrache la discipline, avec l’idée seule que la pénitence du cœur est suffisante, et joyeusement alors il abandonne les œuvres ; j’écarte de la femme le souci des tentations et par mes larges dégoûts je la dresse à ces langueurs où s’énerveront les courages, à l’infernal désœuvrement des oisivetés rêveuses.

Et toi, Gourmandise imbécile, ne sais-tu pas les illusions que je te donne et la hauteur où je t’ai placée ? J’ai envoyé pour toi des flottes sur la mer, pour te rapporter des vins dont on ne connaît que les noms ; j’ai relevé, par la cherté du prix, les choses à manger, si bien que ceux qui les voient maudissent la vie de ce qu’ils ne peuvent en prendre ; j’ordonne les festins, je nourris les parasites, je chauffe tes fourneaux, j’ai payé des orgies d’empereur où l’on dévorait des provinces. N’ai-je pas dressé tes pâtisseries merveilleuses, étagées l’une sur l’autre comme des maisons, et fait les coupes démesurées qu’on ne peut vider d’un seul trait ? À moi, les défis de mangeailles, les paris de boire dont on crève, et la cruauté du goinfre qui digère !

les péchés.

Arrête-la donc, Satan ! Si tu ne l’arrêtes, elle épuisera l’infini à parler d’elle.