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fort secondaire passait autrefois pour de la plus urgente nécessité ; les arts semblaient si nobles à l’antiquité qu’ils en firent remonter l’origine aux Dieux, la poésie chez les Grecs était une hymne, les tragédies se jouaient dans les fêtes religieuses, et ce public de trente mille spectateurs écoutait à la fois ce qu’il y a de plus grand dans l’homme, la poésie, glorifiait ce qu’il y a de plus grand dans la nature, la divinité.

C’étaient alors les beaux temps de l’art, ceux où les prêtres de la pensée étaient rangés au même niveau que les prêtres de Dieu ; la poésie était une religion et le génie avait ses autels.

Quand la Grèce fut vaincue, n’imposa-t-elle pas son joug à Rome, sa maîtresse, par ses orateurs et ses artistes ? Caton prévoyait bien cette victoire des vaincus sur les vainqueurs, mais il ne put la prévenir, et lui-même, sur ses vieux jours, se mit à apprendre la langue de ses esclaves.

Athènes entra donc dans Rome, comme l’Étrurie déjà y était venue, avec ses mimes et ses bouffons. Cette ville, maîtresse du monde, était condamnée à redevenir successivement le germe de toutes les civilisations qu’elle avait combattues et qu’elle devait absorber. En effet, le conquérant peut détruire des ports, brûler des flottes, démolir les manufactures, détourner les fleuves, boucher les canaux et enchaîner les populations, mais l’esprit ? Où trouverez-vous des chaînes pour arrêter ce Protée qui parle avec les sons, qui se dresse avec la pierre, s’exprime et pense avec des mots ? Quelle sera la digue pour arrêter ce torrent ? Où sera la prison pour enfermer ce soleil ?

L’Italie n’a-t-elle pas été cent fois vaincue, et par tous les peuples : les Hérules, les Huns, les Goths, Les Franks, les Allemands, les Normands, les Espagnols, les Sarrazins ? Le monde entier est venu marcher sur elle et la fouler aux pieds ; mais comme chacun de ces peuples y est resté peu de temps ! comme ils mou-