Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, II.djvu/240

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qui avait adoré, à 15 ans, une jeune mère qu’il avait vue nourrissant son enfant ; de longtemps il n’estima que les tailles de poissarde, la beauté des femmes sveltes lui était odieuse.

À mesure que le temps s’éloignait, je l’en aimais de plus en plus ; avec la rage que l’on a pour les choses impossibles, j’inventais des aventures pour la retrouver, j’imaginais notre rencontre, j’ai revu ses yeux dans les globules bleus des fleuves, et la couleur de sa figure dans les feuilles du tremble, quand l’automne les colore. Une fois, je marchais vite dans un pré, les herbes sifflaient autour de mes pieds en m’avançant, elle était derrière moi ; je me suis retourné, il n’y avait personne. Un autre jour, une voiture a passé devant mes yeux, j’ai levé la tête, un grand voile blanc sortait de la portière et s’agitait au vent, les roues tournait, il se tordait, il m’appelait, il a disparu, et je suis retombé seul, abîmé, plus abandonné qu’au fond d’un précipice.

Oh ! si l’on pouvait extraire de soi tout ce qui y est et faire un être avec la pensée seule ! si l’on pouvait tenir son fantôme dans les mains et le toucher au front, au lieu de perdre dans l’air tant de caresses et tant de soupirs ! Loin de là, la mémoire oublie et l’image s’efface, tandis que l’acharnement de la douleur reste en vous. C’est pour me la rappeler que j’ai écrit ce qui précède, espérant que les mots me la feraient revivre ; j’y ai échoué, j’en sais bien plus que je n’en ai dit.

C’est, d’ailleurs, une confidence que je n’ai faite à personne, on se serait moqué de moi. Ne se raille-t-on pas de ceux qui aiment, car c’est une honte parmi les hommes ; chacun, par pudeur ou par égoïsme, cache ce qu’il possède dans l’âme de meilleur et de plus délicat ; pour se faire estimer, il ne faut montrer que les côtés les plus laids, c’est le moyen d’être au niveau commun. Aimer une telle femme ? m’aurait-on dit, et