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parut une femme nouvelle, pleine de mystères ignorés et, malgré mes rapports avec elle, toute tentante d’un charme irritant et d’attraits nouveaux. Les hommes, en effet, qui l’avaient possédée avaient laissé sur elle comme une odeur de parfum éteint, traces de passions disparues, qui lui faisaient une majesté voluptueuse ; la débauche la décorait d’une beauté infernale. Sans les orgies passées, aurait-elle eu ce sourire de suicide, qui la faisait ressembler à une morte se réveillant dans l’amour ? sa joue en était plus appâlie, ses cheveux plus élastiques et plus odorants, ses membres plus souples, plus mous et plus chauds ; comme moi, aussi, elle avait marché de joies en chagrins, couru d’espérances en dégoûts, des abattements sans nom avaient succédé à des spasmes fous ; sans nous connaître, elle dans sa prostitution et moi dans ma chasteté, nous avions suivi le même chemin, aboutissant au même gouffre ; pendant que je me cherchais une maîtresse, elle s’était cherché un amant, elle dans le monde, moi dans mon cœur, l’un et l’autre nous avaient fuis.

— Pauvre femme, lui dis-je, en la serrant sur moi, comme tu as dû souffrir !

— Tu as donc souffert quelque chose de semblable ? me répondit-elle, est-ce que tu es comme moi ? est-ce que souvent tu as trempé ton oreiller de larmes ? est-ce que, pour toi, les jours de soleil en hiver sont aussi tristes ? Quand il fait du brouillard, le soir, et que je marche seule, il me semble que la pluie traverse mon cœur et le fait tomber en débris.

— Je doute pourtant que tu te sois jamais aussi ennuyée que moi dans le monde, tu as eu tes jours de plaisir, mais moi c’est comme si j’étais né en prison, j’ai mille choses qui n’ont pas vu la lumière.

— Tu es si jeune cependant ! Au fait, tous les hommes sont vieux maintenant, les enfants se trouvent dégoûtés comme les vieillards, nos mères s’en-