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qui arrive m’emporte quelque chose, étonné seulement d’avoir encore dans le cœur place pour la souffrance ; mais le cœur de l’homme est inépuisable pour la tristesse : un ou deux bonheurs le remplissent, toutes les misères de l’humanité peuvent s’y donner rendez-vous et vivre comme des hôtes.

Si vous m’aviez demandé ce qu’il me fallait, je n’aurais su que répondre, mes désirs n’avaient point d’objet, ma tristesse n’avait pas de cause immédiate ; ou plutôt, il y avait tant de buts et tant de causes que je n’aurais su en dire aucun. Toutes les passions entraient en moi et ne pouvaient en sortir, s’y trouvaient à l’étroit ; elles s’enflammaient les unes des autres, comme par des miroirs concentriques : modeste, j’étais plein d’orgueil ; vivant dans la solitude, je rêvais la gloire ; retiré du monde, je brûlais d’y paraître, d’y briller ; chaste, je m’abandonnais, dans mes rêves du jour et de la nuit, aux luxures les plus effrénées, aux voluptés les plus féroces. La vie que je refoulais en moi-même se contractait au cœur et le serrait à l’étouffer.

Quelquefois, n’en pouvant plus, dévoré de passions sans bornes, plein de la lave ardente qui coulait de mon âme, aimant d’un amour furieux des choses sans nom, regrettant des rêves magnifiques, tenté par toutes les voluptés de la pensée, aspirant à moi toutes les poésies, toutes les harmonies, et écrasé sous le poids de mon cœur et de mon orgueil, je tombais anéanti dans un abîme de douleurs, le sang me fouettait la figure, mes artères m’étourdissaient, ma poitrine semblait rompre, je ne voyais plus rien, je ne sentais plus rien, j’étais ivre, j’étais fou, je m’imaginais être grand, je m’imaginais contenir une incarnation suprême, dont la révélation eût émerveillé le monde, et ses déchirements, c’était la vie même du dieu que je portais dans mes entrailles. À ce dieu magnifique j’ai immolé toutes les heures de ma jeunesse ; j’avais fait de moi-même un temple pour contenir quelque chose de divin, le temple