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a tout bu, et où les araignées jettent leurs toiles dans l’ombre.

Ce n’était point la douleur de René ni l’immensité céleste de ses ennuis, plus beaux et plus argentés que les rayons de la lune ; je n’étais point chaste comme Werther ni débauché comme Don Juan ; je n’étais, pour tout, ni assez pur, ni assez fort.

J’étais donc, ce que vous êtes tous, un certain homme, qui vit, qui dort, qui mange, qui boit, qui pleure, qui rit, bien renfermé en lui-même, et retrouvant en lui, partout où il se transporte, les mêmes ruines d’espérances sitôt abattues qu’élevées, la même poussière de choses broyées, les mêmes sentiers mille fois parcourus, les mêmes profondeurs inexplorées, épouvantables et ennuyeuses. N’êtes-vous pas las comme moi de vous réveiller tous les matins et de revoir le soleil ? las de vivre de la même vie et de souffrir la même douleur ? las de désirer et las d’être dégoûté ? las d’attendre et las d’avoir ?

À quoi bon écrire ceci ? pourquoi continuer, de la même voix dolente, le même récit funèbre ? Quand je l’ai commencé, je le savais beau, mais à mesure que j’avance, mes larmes me tombent sur le cœur et m’éteignent la voix.

Oh ! le pâle soleil d’hiver ! il est triste comme un souvenir heureux. Nous sommes entourés d’ombre, regardons notre foyer brûler ; les chardons étalés sont couverts de grandes lignes noires entrecroisées, qui semblent battre comme des veines animées d’une autre vie ; attendons la nuit venir.

Rappelons-nous nos beaux jours, les jours où nous étions gais, où nous étions plusieurs, où le soleil brillait, où les oiseaux cachés chantaient après la pluie, les jours où nous nous sommes promenés dans le jardin ; le sable des allées était mouillé, les corolles des roses étaient tombées dans les plates-bandes, l’air embaumait. Pourquoi n’avons-nous pas assez senti notre bonheur