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dans une béatitude qui n’a pas de nom, et son âme s’en alla droit au Seigneur, comme une outre pleine de bonheur et de liqueur.

Quand le soleil se fut baissé, ils avaient déjà bu, à trois, quinze bouteilles de beaune (1re qualité 1834) et fait tout un cours de théodicée et de métaphysique.

Il résuma toute sa science dans ce dernier entretien.

Il vit l’astre s’abaisser pour toujours et fuir derrière les collines ; alors, se levant et tournant les yeux vers le couchant, il regarda la campagne s’endormir au crépuscule. Les troupeaux descendaient, et les clochettes des vaches sonnaient dans les clairières, les fleurs allaient fermer leur corolle, et des rayons du soleil couchant dessinaient sur la terre des cercles lumineux et mobiles ; la brise des nuits s’éleva, et les feuilles des vignes, à son souffle, battirent sur leur treillage, elle pénétra jusqu’à eux et rafraîchit leurs joues enflammées.

— Adieu, dit Mathurin, adieu ! demain je ne verrai plus ce soleil, dont les rayons éclaireront mon tombeau, puis ses ruines, et sans jamais venir à moi. Les ondes couleront toujours, et je n’entendrai pas leur murmure. Après tout, j’ai vécu, pourquoi ne pas mourir ? La vie est un fleuve, la mienne a coulé entre des prairies pleines de fleurs, sous un ciel pur, loin des tempêtes et des nuages, je suis à l’embouchure, je me jette dans l’Océan, dans l’infini ; tout à l’heure, mêlé au tout immense et sans bornes, je n’aurai plus la conscience de mon néant. Est-ce que l’homme est quelque chose de plus qu’un simple grain de sel de l’Océan ou qu’une bulle de mousse sur le tonneau de l’Électeur ?

« Adieu donc, vents du soir, qui soufflez sur les roses penchées, sur les feuilles palpitantes des bois endormis, quand les ténèbres viennent ; elles palpiteront longtemps encore, les feuilles des orties qui croîtront