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raisins, les arbres avaient tout autant de feuilles vertes, ils dormaient toujours sur la mousse des bois, et faisaient rafraîchir leur vin dans l’eau des lacs.

Le monde vivait loin d’eux, et le bruit même de ses cris n’arrivait pas jusqu’à leurs pieds, une parole rapportée des villes aurait troublé le calme de leurs cœurs ; aucune bouche profane ne venait boire à cette coupe de bonheur exceptionnel, ils ne recevaient ni livres, ni journaux, ni lettres, la bibliothèque commune se composait d’Horace, de Rabelais — ai-je besoin de dire qu’il y avait toutes les éditions de Brillat-Savarin et du Cuisinier ? — Pas un bout de politique, pas un fragment de controverse, de philosophie ou d’histoire, aucun des hochets sérieux dont s’amusent les hommes ; n’avaient-ils pas toujours devant eux la nature et le vin, que fallait-il de plus ? Indiquez-moi donc quelque chose qui surpasse la beauté d’une belle campagne illuminée de soleil et la volupté d’une amphore pleine d’un vin limpide et pétillant ? et d’abord, quelle qu’elle soit, la réponse que vous allez faire les aurait fait rire de pitié, je vous en préviens.

Cependant Mathurin se réveilla ; ils étaient là au bout de son lit, il leur dit :

— À boire, pour vous et pour moi ! trois verres et plusieurs bouteilles ! Je suis malade, il n’y a plus de remède, je veux mourir, mais avant j’ai soif et très soif… Je n’ai aucune soif des secours de la religion ni aucune faim d’hostie, buvons donc pour nous dire adieu.

On apporta des bouteilles de toutes les espèces et des meilleures, le vin ruissela à flots pendant vingt heures, et avant l’aurore ils étaient gris.

D’abord ce fut une ivresse calme et logique, une ivresse douce et prolongée à loisir. Mathurin sentait sa vie s’en aller et, comme Sénèque, qui se fit ouvrir les veines et mettre dans un bain, il se plongea avant de mourir dans un bain d’excellent vin, baigna son cœur