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un autre se serait donné l’onglée, en se noyant dans la Seine au mois de janvier ; les uns auraient bu une détestable liqueur qui les aurait fait mourir avant de se rendormir, pleurant déjà sur leur bêtise ; un martyr se serait amusé à se faire couler du plomb dans la bouche et à gâter ainsi son palais ; un républicain aurait tenté d’assassiner le roi, l’aurait manqué et se serait fait couper la tête, voilà de singulières gens ! Mathurin ne mourut pas ainsi, la philosophie lui défendait de se faire souffrir.

Vous me demanderez pourquoi on l’appelait docteur ? Vous le saurez un jour, car je puis bien vous le faire connaître plus au long, ceci n’étant que le dernier chapitre d’une longue œuvre qui doit me rendre immortel comme toutes celles qui sont inédites. Je vous raconterai ses voyages, j’analyserai tous les livres qu’il a faits, je ferai un volume de notes sur ses commentaires et un appendice de papier blanc et de points d’exclamation à ses ouvrages de science, car c’était un savant des plus savants en toutes les sciences possibles. Sa modestie surpassait encore toutes ses connaissances, on ne croyait même pas qu’il sût lire ; il faisait des fautes de français, il est vrai, mais il savait l’hébreu et bien d’autres choses. Il connaissait la vie surtout, il savait à fond le cœur des hommes, et il n’y avait pas moyen d’échapper au critérium de son œil pénétrant et sagace ; quand il levait la tête, abaissait sa paupière, et vous regardait de côté en souriant, vous sentiez qu’une sonde magnétique entrait dans votre âme et en fouillait tous les recoins.

Cette lunette des contes arabes avec laquelle l’œil perçait les murailles, je crois qu’il l’avait dans sa tête, c’est-à-dire qu’il vous dépouillait de vos vêtements et de vos grimaces, de tout le fard de vertu qu’on met sur ses rides, de toutes les béquilles qui vous soutiennent, de tous les talons qui vous haussent ; il arrachait aux hommes leur présomption, aux femmes leur pu-