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l’infini, en dehors, dans mon âme, tout me ment, tout me trompe, tout fuit et tout se met à rire, et voilà que je suis resté dans un océan de fange où je tournoie, où je m’engloutis. Je ferais mieux de rire de tout cela, et d’aller me soûler à la taverne ou bien de courir chez la fille de joie me vautrer dans quelque ignoble et vénale volupté.

Tant mieux ! je n’ai plus à descendre. Il y a encore peu, je craignais que mon malheur n’augmentât, que ma chute ne fût plus profonde, mais me voilà au fond du gouffre…, à moins qu’il n’y ait des enfers sous l’enfer et un désespoir encore après le désespoir.

Et cependant, est-ce que je puis rester ainsi toujours ? mais je ne suffirais pas aux malheurs qui me dévorent, et il faudrait que mon cœur se double pour que tout le dégoût que j’ai pût y contenir longtemps.

Et quand je pense, hélas ! qu’autrefois je me contentais d’un rayon de soleil, d’une moisson dorée, d’un beau clair de lune dans les bois, et que j’en avais assez, et que cela m’emplissait, et que j’étais heureux quand j’avais mis tous ces échos dans mes strophes sonores et arrondies ! Oh ! qu’il y a loin déjà de ce temps-là à maintenant ! j’étais si jeune ! si enfant ! si heureux !

Mais, après avoir pris la nature, j’ai voulu prendre le cœur, après le monde, l’infini, et je me suis perdu dans ces abîmes sans fond, voilà que j’y roule. J’ai voulu sonder les passions, les disséquer, en faire de superbes squelettes, mais c’est mon âme que la mort a prise, et ces passions, que je voudrais courber sous mon genou et les montrer façonnées de mes mains, ce sont elles qui m’ont entraîné dans leurs courants, dans leurs tempêtes. J’ai cru que rien n’était trop haut pour moi, rien de trop fort, et je suis au fond du néant, plus faible qu’un roseau brisé.

Adieu donc, tous ces beaux rêves, ces belles journées que l’aurore menteur m’annonçait si resplendissantes et si pures ; j’aurai donc entrevu un monde d’enthou-