Page:Groulx - Mes mémoires tome II, 1971.djvu/266

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
262
mes mémoires

intellectuelle n’est plus tout à fait la même. Mais l’ordonnance du discours est d’une belle solidité. L’orateur s’efforce à décrire les causes véritables, profondes de la nouvelle guerre. Avec quelle limpidité, quelles connaissances de la récente histoire, il le fait ! Quel courage que le sien à démasquer les intentions secrètes et hypocrites des belligérants, y compris nos alliés ! Oui, j’ai bien devant moi le Bourassa de 1914 à 1918, aussi carrément nationaliste qu’il avait pu l’être en ces années orageuses. Et ce soir-là il y avait quelque chose de dramatique dans le spectacle de cet orateur aveugle — il avait alors perdu la vue pour quelque temps — qui, tout en déroulant son discours avec sa maîtrise habituelle, sondait du poing, de temps à autre, la petite table du centre dont il ne voulait pas trop s’écarter, parce que trop au bord de l’estrade.

Ma plus vive secousse, je l’éprouverai néanmoins, deux ans plus tard. Et, cette fois-là, tous mes doutes se dissiperont sur l’évidente conversion du maître. André Laurendeau et Jean Drapeau lui ont demandé, au nom de la Ligue d’Action nationale, de prononcer une conférence sur les intrigues ou dessous politiques, qui, en 1899, ont déterminé la participation du Canada à la guerre sud-africaine. Bourassa répond :

— Je ne vous ferai pas une seule conférence ; j’en ferai dix, si vous le voulez… Voici : depuis longtemps des amis me pressent d’écrire mes Mémoires. On prétend qu’il y aurait là une expérience profitable à ceux qui viendront après nous. Écrire mes Mémoires, je m’en sens incapable. Si le bon Dieu m’a donné quelque talent de parole, il ne m’a pas donné celui d’écrire…

— Tout de même, se récrient les deux jeunes interlocuteurs, vous avez été directeur d’un grand journal.