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quatrième volume 1920-1928

on dire, y ont engagé leur vie, et d’autres de l’administration, qui croient le journal indispensable, ne se résignent point à sa disparition. Si je suis bien renseigné, un vieil ami de Bourassa et l’un des premiers, sinon le premier gérant du Devoir, L.-P. Deslongchamps, est chargé de convertir le directeur à une démission. Il y parvient après un long et pénible entretien. Et c’est ainsi qu’en mai, l’administration inscrit à son ordre du jour deux sujets : Réorganisation financière du « Devoir » — Démission de M. Bourassa.

Bourassa préside. Il prend connaissance de l’ordre du jour et prononce :

— Intervertissons, si vous le voulez bien, l’ordre du jour. Passons tout de suite à la démission de M. Bourassa. Car enfin, si je dois quitter Le Devoir, je ne vois pas que j’aie à m’occuper de la réorganisation du journal… Eh bien, messieurs, que pensez-vous de la démission de M. Bourassa ?…

Alfred Bernier, qui m’a raconté la scène, me confie : « Nous avons vécu une minute atroce. » Profond silence. Personne n’ose parler. Et Bourassa est là, le regard braqué sur chacun de nous, à la ronde. Et de chacun, il semble implorer un mot de secours, une protestation contre l’incroyable proposition. Il attend une grosse minute, pèse ce silence, puis dit :

— Très bien. Mais alors quand voulez-vous que je m’en aille ?

De tous, me confie toujours Bernier, un long soupir de soulagement ! Une perche à de pauvres diables en danger de se noyer. Et c’est à qui de protester :

— Mais rien ne presse, M. Bourassa. Prenez tout le temps que vous voudrez.

Bourassa fixe son départ au mois de juillet. Il prie toutefois qu’on lui verse son traitement de directeur jusqu’en décembre. Après quoi, dit-il, certains revenus lui permettront de faire vivre sa famille. Demande agréée avec empressement. Juillet vient et, de Bourassa, pas un mot, pas le moindre signe. Comme le bûcheron de La Fontaine qui avait appelé la mort, recule-t-il devant l’échéance fatale ? Juillet passe. En août, la situation finan-