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troisième volume 1920-1928

Le Canada. Qu’allait faire le janissaire indompté en cette galère des sultans de la politique ? Et chacun de se demander combien de temps le loup porterait le collier du chien ? Un soir, — j’habitais alors au no 2098 de la rue Saint-Hubert, — Asselin m’arrivait affairé, le front soucieux, une lourde serviette sous le bras. En lui, je pus le constater dès les premiers mots, le frondeur restait bien vivant. Il venait m’annoncer son entrée au Canada, au poste de directeur. Et déjà il conspirait, ou du moins préparait ses batteries contre ses nouveaux maîtres. À la rédaction du journal, il avait résolu de s’adjoindre des hommes de prestige et de toute sécurité ; et il me nomma : Victor Barbeau, Esdras Minville, et je ne sais plus quel autre. « Voyez-vous, me confiait-il, un journal quotidien, c’est une puissance. D’ici les élections, rien à faire. Mais après les élections, le journal pourrait servir à lancer une grande politique nationale dans le Québec. Seulement — il y avait un seulement — il fallait prévoir tout de suite les réactions des “boss” et se mettre à couvert. Moi seul, disait Asselin, rien de plus facile que de me mettre à la porte ; si nous étions toute une équipe, l’opération serait moins aisée. » Il me priait donc de voir Barbeau, Minville et l’autre, et de les induire, coûte que coûte, à entrer avec lui au Canada. La démarche, je l’avoue, ne me tentait guère. Je ne le cachai point à Asselin. Je lui dis même la surprise, la peine que me causait sa nouvelle aventure.

— Ainsi, lui fis-je observer avec un demi-sourire, vous serez le dragon enchaîné ?

Nous étions en 1930 ou 1931, je crois. La grande crise du chômage sévissait à plein. La jeunesse battait la semelle, cherchait un homme, un sauveur. Je me permis d’ajouter :

— Mais, M. Asselin, c’est dans un autre rôle, vous le savez bien, que la jeunesse, vos amis souhaiteraient vous voir. La gran-