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LES LOUPS LE MANGENT.

l’armée dont faisait partie Jacquot ; Jacquot vit le moment où il allait être abandonné de tous. Cinq ou six grognards s’opposèrent à cette cruelle séparation ; Jacquot, dirent-ils, portera notre marmite et notre bois ; nous l’adoptons, il sera l’âne du régiment.

Un soir on fit halte au milieu d’une forêt. Les feux du bivouac s’allumèrent ; les soldats se mirent à souper, puis les rondes circulèrent, les yeux se fermèrent, le camp se livra au repos. Jacquot, laissé libre, errait tristement autour du bivouac, la mine allongée, l’estomac creux : il commençait à sentir le néant de la gloire. Hélas ! se disait-il, tant que j’ai appartenu à un seul maître, j’ai été heureux ; un régiment m’a adopté, et rien n’égale ma misère. Le meunier, le loueur, le saltimbanque, la vivandière, s’inquiétaient de moi de temps en temps ; aujourd’hui personne ne s’aperçoit seulement que j’existe. Quand j’arrive au bivouac accablé de fatigue, chaque compagnie fait bouillir la marmite, on mange gaîment, et à moi l’on me dit : Jacquot, mon ami, arrange-toi comme tu voudras ; la route est libre, va brouter ; si l’ennemi se montre, viens nous avertir. Je serais un lâche si j’abandonnais les drapeaux ; mais dès que la paix sera signée, adieu le service militaire ; je rentrerai dans la vie privée, je me ferai de nouveau âne de moulin.

En se livrant à ces réflexions, Jacquot s’était avancé dans la forêt pour y découvrir un peu d’herbe fraîche ; la sentitinelle l’avait laissé franchir le camp sans l’avertir du danger qu’il allait courir. On était dans le cœur de l’hiver, et des bêtes sauvages infestaient la forêt ; Jacquot avait à peine fait cent pas dans la forêt, qu’un loup se précipita sur lui et