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BREBIS COMPTÉES,

d’avoir les yeux attachés sur ses brebis, les comptant et les recomptant sur ses doigts tout le long de la journée, semblait maintenant avoir livré aux zéphyrs du Lignon ses soucis et ses calculs ordinaires.

Il cueillit dans les bois voisins autant de fleurs sauvages qu’il en eût fallu pour illustrer plusieurs livres aussi gros que la fameuse Guirlande de Julie, qui était sous presse en ce moment : il mit à son chapeau, à son côté, à son front, à ses jarretières toutes sortes d’emblèmes odoriférants qui répandaient autour de lui les plus suaves haleines de l’aube et de la rosée. Il alla ensuite prendre place au milieu des bergers et des bergères qui se trouvaient autour d’une fontaine rangés en décaméron, et il raconta une histoire des plus longues et des plus langoureuses. Quand les danses se formèrent, il fut des premiers à y prendre part. Les nymphes, qui ne l’avaient vu jusqu’alors que sous les tristes couleurs de l’arithmétique pastorale, le félicitèrent sur sa métamorphose ; l’une d’elle lui proposa de visiter avec elle le village de Petits soins, l’autre de naviguer sur le fleuve du Tendre.

Quand Guillot eut ainsi passé la journée à danser et à se divertir, il ne douta pas qu’il ne dût lui manquer au moins trois ou quatre brebis, car il n’avait pas même jeté les yeux sur son troupeau ; mais il avait pris d’avance son parti.

— Puisqu’en comptant mes brebis, s’était-il dit, j’en trouve toujours quelqu’une de moins, je ne cours aucun risque à ne les pas compter ; et si je suis sûr d’être battu en rentrant à la ferme, autant vaut-il m’être diverti le long du jour.