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À CHAQUE FOU

malheureux des hommes. J’ai trouvé le moyen de faire de l’or. Pour me livrer aux expériences nécessaires, j’ai aliéné mon héritage, et ma femme est morte de chagrin. J’allais recueillir le prix de mes sacrifices ; mais l’argent me manquait pour entreprendre l’expérience décisive ; alors le démon m’a tenté, et j’ai vendu mon unique enfant à des marchands d’esclaves. Vous venez de voir échouer ma dernière espérance ; il ne me reste plus rien, pas même de quoi souper !

Schahriar ordonna au visir de prendre le nom du chercheur d’or, et, après l’avoir inscrit sur un calepin, ils sortirent. L’alchimiste se nommait Nadir.

— Voilà un homme bien malheureux ! dit le sultan.

— Très-malheureux ! répondit le visir.

En causant ainsi, ils rencontrèrent un vieillard qui venait de puiser de l’eau à la rivière ; il marchait péniblement, s’arrêtant à chaque instant pour déposer son vase et le reprendre ensuite. La vieillesse indigente excite la pitié des âmes généreuses : ce spectacle émut Schahriar, il voulut connaître l’histoire du vieillard.

— Je m’appelle Ghaour, dit l’homme à la cruche ; depuis cinquante ans je m’occupe de la nature des choses et de l’essence de l’âme. J’étais riche, et un incendie a dévoré tous mes biens ; je ne regrette ni mes palais, ni mes meubles, ni mon argenterie, mais seulement ma bibliothèque. La vérité est dans les livres, comme vous savez ; et pour en acheter je suis obligé de boire de l’eau, de manger des racines, et de me servir moi-même ; je ne puis m’empêcher parfois de me trouver bien malheureux.

Le visir nota le nom de Ghaour sur ses tablettes.