Page:Grande Encyclopédie XXX.djvu/775

Cette page n’a pas encore été corrigée

— 753

SYMBOLISME

les poètes Swinburne, Meredith, Tennyson, Browning, reprenaient les traditions de Shelley. En France, les prestigieuses aquarelles de Gustave Moreau, les eaux-fortes fantastiques de Félicien Rops, les lithographies hallucinées d’Odilon Redon, témoignaient des mêmes tendances : les petits marbres de Rodin commençaient aussi à attirer l’attention.

Une fois l’idée d’une littérature symbolique admise, il fallait trouver le mode d’expression ; les moyens employés devaient être l’allégorie, la transposition, l’allusion. Le symbole est l’expression d’une pensée par un être ou un objet qui n’intervient pas pour lui-même, mais pour cette expression. Au style pictural des romanciers, on opposa l’influence musicale : cette idée conduisait à tenir compte autant de la sonorité des mots que de leur sens, à revenir S’f union primitive de la poésie et de la musique, et à s’occuper non plus comme les parnassiens « dans leur honorable et mesquine tentative », ainsi que l’a dit Moréas, de la rime et du nombre fixe des syllabes, mais surtout delà musique intérieure des vers : on se rapprochait de la sorte du mode des vers anglais. C’est ainsi que les symbolistes ont été amenés à inventer une nouvelle prosodie française. Le style devait être modifié dans sa syntaxe sous l’influence de la musicalité des mots ; l’étude du style, au point de vue de l’introduction de la musique dans le vers, a été la préoccupation immédiate et absorbante de tous les jeunes poètes qui ont discuté à l’infini sur la métrique. Comme l’a très bien montré Camille Mauclair, dans son remarquable article sur le symbolisme, auquel nous empruntons l’essentiel de ces idées, les deux po stulats d u symbolisme ont été l’utilisation de l’allégorie et la réforme métrique ; la préoccupation du symbolisme dans la conception est essentiellement d’origine allemande ; la préoccupation d’une prosodie libre est absolument anglaise. Deux questions ont paru essentielles aux symbolistes : l’adoption du symbole comme principe d’art et l’étude des propriétés musicales des mots conduisant à une réforme de la prosodie. Le principe même du symbolisme, qui crée des personnages fictifs représentant des idées abstraites, est de tous les temps. Mais l’expression symbolique pure que voulait Hegel est le rêve d’un métaphyscien ; pour user consciemment des symboles et leur donner la vie, il faut le génie de Dante ou de Wagner : Mallarmé, s’il le tenta réellement, a échoué. Le symbolejjttéraire doit être inconscient chez l’auteur : Ibsen crée des personnages vivants et non représentatifs, et cependant plusieurs d’entre eux sont des allégories saisissantes de l’inquiétude, du désir de liberté, etc. Le symbolisme n’est pas une théorie applicable à volonté et ce fut l’erreur littéraire des symbolistes. Aussi n’ont-ils pas produit une seule œuvre puissante ou même complète, conforme à leurs théories. Mais ils ont exercé une influence certaine sur tous les écrivains de leur génération, dont les livres sont animés en secret d’un goût du mystérieux, du rare, de l’évocation, de la réticence, qui leur donne un caractère spécial. Si le symbolisme n’a été qu’une direction de la sensibilité artistique au point de vue de sa théorie, sa réforme prosodique apparaît bien plus précise et efficace ; après vingt ans passés, un nombre considérable des poètes qui naissent à la littérature dans toutes les villes de France, appliquent les principes de cette nouvelle prosodie. C’est par là que les symbolistes ont apporté quelque chose de nouveau : ils ont modifié le vers national, que l’on n’avait jamais touché jusqu’à eux. Quel sera l’avenir de cette réforme ? il n’est pas aisé de le dire. Leconte de Lisle ne put jamais admettre « que deux phrases de quinze pieds sans rime » soient appelées des vers : selon lui, c’est de la prose rythmée ; il disait encore : « Ils font du tâtonnement une école et ils veulent l’imposer au monde ! Le vers français vit d’équilibre ; qu’on rompe comme on voudra l’alexandrin intime, mais qu’on lui conserve au moins son harmonie externe ». Quoi qu’il en soit, les poètes de l’école symboliste ont cherché plus de subtilité GRANDE ENCVCLOPÉDIE. — XXX.

dans la musique des mots ; ils ont emprunté des éléments à la musique pure, sous l’influence des concerts symphoniques et de la révolution de Wagner dans le récitatif lyrique. Par une prescience singulière, Taine avait dit déjà : « Avant cinquante ans, la poésie se dissoudra dans la musique ». Cette tendance à la rêverie musicale a conduit les poètes à un art plus fluide et suggestif que sculptural : déjà Lamartine, Vigny, Racine même ont été des lyriques plus musicaux que plastiques. « La musique est un art d’allégorie ; elle décrit un paysage par des sons, elle ne l’évoque jamais directement ; elle ne nomme rien, elle transpose toujours. Elle est le symbole parfait, et Hegel disait qu’elle serait le langage métaphysique par excellence, si nous pouvions arriver à penser en sons aussi aisément qu’en mots » (Mauclair). Les symbolistes épris d’un art de transposition ont voulu donner aux mots leur plus extrême valeur musicale. C’est cette fusion des lettres et de la symphonie qui a entraîné la création du vers libre. Mallarmé l’a vu très clairement dans sa Rêverie d’un poète français sur Richard Wagner.

L’une des causes principales de l’insuccès des symbolistes auprès du public fut l’hostilité presque générale de la critique dès le début. Ils s’expliquèrent vainement dans les petites revues où il s’est perdu beaucoup de talent ; mais leurs raisons ne furent pas écoutées, et ils prirent le goût d’être incompris, comme l’avaient été leurs maitres Poe, Baudelaire, Mallarmé, Villiers de l’Isle-Adam ; au lieu d’abandonner les singularités littéraires du début qui s’élaguent peu à peu dans tous les mouvements artistiques, ils s’y complurent. Ils turent révélés brusquement au public par deux livres, l’un ironique et l’autre de parodie pure : A Rebours, de Huysmans (1884) et les Déliquescences signées du nom imaginaire d’Adoré Floupette (1885). Le livre de Huysmans reflète assez exactement l’état d’esprit de son auteur, naturalisiede la première heure qui se sentait attiré par l’idéalisme, mais résistait encore : le héros de son livre, des Esseintes, révéla au public les « décadents », selon le titre ridicule dont on chercha d’abord à affubler l’école nouvelle. En réalité, des Esseintes était une sorte de caricature des artistes nouveaux, un snob quinteux et dyspeptique qui exposait clairement les opinions réelles de l’élite sur l’art. A Rebours eut un grand retentissement, et ce fut le premier champ de bataille des idéalistes et de l’opinion. La discussion se poursuivit l’année suivante (1885) au sujet d’une amusante parodie de deux jeunes poètes, Gabriel Vicaire et Henri Beauclair, satire assez âpre du procédé littéraire des premiers symbolistes parue sous le titre de les Déliquescences d’Adoré Floupelte, poète décadent : le public s’y laissa prendre, des critiques même en parlèrent comme d’une œuvre sérieuse, et ce petit livre eut dans toute la presse une fortune extraordinaire ; pendant des années, on a affecté de confondre les œuvres les plus sérieuses des jeunes écrivains avec cette charge caricaturale dont le succès a pesé lourdement sur l’avenir du symbolisme.

L’histoire même du symbolisme, qui se confond avec l’histoire littéraire depuis 1880, est indispensable à connaître pour qui veut juger l’esthétique nouvelle et l’œuvre des poètes de notre génération. Réunis parla même haine du naturalisme et par une ferveur d’art commune, amoureux de Villon, Rabelais, Shakespeare, Poe, Vigny, Baudelaire, un certain nombre de jeunes artistes, Jean Moréas, Charles Morice, Laurent ï’ailhade, Maurice Barrés, Charles Viguier, Félix Fénéon, se réunissaient, méditant une rénovation littéraire, écrivant dans de petites revues, telles que : la Nouvelle Rive Gauche (nov. 1882) qui se transforma pour prendre le nom de Lutèce (t> avr. 1883-85), la Revue critique (1884), la Chronique des arts et de la Curiosité (1881-86), l’Art et la Mode (1885-87), etc. C’est à ce moment qu’apparut ; au milieu des novateurs, un ancien parnassien, Paul Verlaine, re-I trouvé dans les garnis et les ruelles obscures iu quartier 43