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SOCRATE

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sont des sciences. Socrate, dit le même auteur, ne séparait pas la tempérance de la sagesse, il disait que la justice et tout le reste de la vertu est sagesse. L’homme pieux, par exemple, est celui qui sait quelle conduite il convient de tenir à l’égard des dieux ; l’homme juste, celui qui sait comment il faut se comporter à l’égard des hommes ; l’homme courageux, celui qui connaît ce qu’il faut faire dans les dangers. Celui qui, par impossible, n’agirait pas comme il sait qu’il faut agir, commettant ainsi une faute volontaire, vaudrait mieux que celui qui la commettrait par ignorance. La formule que Diogène prête à Socrate est le résumé exact de sa morale : il n’y a qu’un seul bien, la science, qu’un seul mal, l’ignorance. Mais il est une science qui les domine toutes, parce qu’elle est plus utile que toutes ; c’est celle de ce qui convient à la nature humaine. Tel parait être le sens véritable de la maxime chère à Socrate : Connais-toi toi-même. Ce n’est pas tant le conseil de se livrer à l’examen de soi-même, pour découvrir ce que l’on sait et ce que l’on croit seulement savoir, que celui d’acquérir la science de ce qui est conforme à notre nature. Et, par nature, il faut entendre, non pas la nature physique, mais la nature morale. L’âme est, en effet, ce qu’il y a de plus précieux dans l’homme parce qu’en elle réside la raison et que la raison seule a de la valeur ; elle est, en nous, quelque chose de divin. C’est elle qu’il faut avoir en vue dans les soins que nous donnons au corps ; l’amélioration de l’âme doit passer avant tout, et le meilleur, pour l’àme, c’est la sagesse ou la science. Ainsi l’eudémonisme aboutit chez Socrate, comme chez Aristote et chez Spinoza, à faire de l’activité intellectuelle le souverain bien. Il ne s’est pas contredit, comme on l’a cru, en professant que la vertu est la fin suprême de la vie et qu’il faut la rechercher à cause des avantages qu’elle procure. Car il n’a jamais prétendu que la vertu dût être recherchée pour elle-même, indépendamment du profit qu’elle assure. Seulement, ce profit n’est pas l’intérêt ou le plaisir, mais l’utilité et le perfectionnement de la partie pensante de notre être. Et cet avantage ne constitue pas une fin supérieure à la vertu et un effet de celle-ci, mais la vertu même. Comme Aristote, et encore plus que lui, Socrate pense que l’homme vertueux est, en même temps, parfaitement heureux. Il n’a jamais admis, a-t-on dit avec raison, que le bonheur ne fut pas le souverain bien. Mais les textes mêmes sur lesquels on s’appuie montrent qu’il considérait tous les autres biens comme équivoques et tenait la sagesse seule pour un bien véritable.

Ce n’est pas seulement le bien qui coïncide avec l’utile, c’est aussi le beau. Une chose en tant qu’utile est belle, en tant qu’utile elle est bonne et, par suite, le beau et le bon sont identiques, pourvu, bien entendu, que l’objet soit considéré sous le même rapport. Aristippe a tort d’objecter à Socrate qu’un panier à ordures est utile sans être beau. Cet objet même est beau s’il est bien adapté à sa fin. Il ne l’est pas si, le considérant sous un autre rapport, on veut trouver en lui une beauté analogue à celle d’un tableau ou d’une statue . De même que le bien absolu coïncide avec l’utilité de la partie la plus excellente de notre nature, de même, le beau absolu consiste dans la réalisation la plus complète de l’essence. Les peintres et les sculpteurs ne doivent pas seulement exprimer la parfaite beauté du corps, mais aussi la vie et la beauté de l’âme, c.-à-d. la pensée. La pensée est ce qu’il y a de plus beau, comme elle est ce qu’il y a de meilleur. De l’identité du bien à l’utile et de l’utile à la science, il résulte que savoir et agir conformément à la science que l’on possède ne font qu’un. Car personne ne fait que ce qu’il juge être un bien pour lui ; se conduire autrement reviendrait à se rendre volontairement malheureux. La science détermine toujours l’action ; elle est irrésistible et ne peut être vaincue par les passions ; on devient en même temps un dialecticien et un homme vertueux. La liberté consiste à obéir à la raison et à faire le meilleur ; les véritables esclaves sont les ignorants. Les mêmes préoccupations intellectualistes se manifestent dans les détails de la morale de Socrate. C’est la tempérance qu’il considère comme la base de toute vertu, parce qu’elle est la première condition de la liberté d’esprit. Dans la mesure où ils ne peuvent pas nuire à la clarté de l’intelligence, les plaisirs sensibles n’ont rien de blâmable. Socrate se montre même, sur ce point, d’une tolérance à satisfaire les plus indulgents. Toutefois, nous l’avons déjà dit, il condamne l’amour grec. Le véritable Eros est celui ou l’ami cherche, sans songer à son propre intérêt, le plus grand bien de celui qu’il aime. Le progrès dans la vertu ou, ce qui revient au même, dans la science, est le seul avantage qu’il soit légitime d’en attendre. — Bien que la femme soit capable d’arriver à la connaissance du bien et du beau, qu’on n’ait pas le droit de négliger son éducation, et qu’il y ait même profit à converser avec certaines femmes d’une intelligence supérieure, le mariage, dont le but principal est la procréation des enfants, ne parait pas faire partie, d’après Socrate, des devoirs du philosophe. Quoiqu’il se soit préoccupé des vertus domestiques, des rapports des parents avec leurs enfants, et des frères et sœurs entre eux, il n’a, ni dans sa vie, ni dans sa doctrine, fait une bien large place à la famille. Les devoirs du citoyen devaient le préoccuper davantage. D’accord avec le sentiment général des Grecs, il regarde la société comme la raison d’être de l’individu et la fin de son activité. L’art du gouvernement est la plus haute des vertus et exige toutes les autres. Socrate s’efforçait lui-même d’amener à prendre part à la vie publique ceux qui lui paraissent doués des aptitudes nécessaires, d’en détourner les autres. Il choisissait de préférence, comme sujets de ses entretiens, les causes de la décadence d’Athènes et les moyens d’y remédier, les devoirs du général, des rois et des gouvernants. Il réclamait des gouvernés l’obéissance la plus absolue aux lois. Il en donna lui-même l’exemple en s’acquittant scrupuleusement de ses devoirs de citoyen et préféra mourir que d’enfreindre les lois. Le but de la politique étant de rendre les hommes heureux et vertueux, elle se confond avec la morale. Aussi, malgré son respect de la légalité, Socrate ne ménageait-il pas ses critiques aux institutions qui ne répondaient pas à ce but. Le tirage au sort des magistrats était, on comprend aisément pourquoi, l’objet d’incessantes railleries de sa part. La politique de Socrate est, pour le même motif, nettement aristocratique. Elle a cependant au moins une conséquence libérale : le devoir pour les gouvernants d’instruire les ignorants et de n’employer d’autre contrainte que celle de la persuasion. L’impossibilité pour l’homme d’Etat soucieux du droit et de la justice de tenir tête à la démocratie a été peut-être, comme le dit l’Apologie, une des raisons qui ont détourné Socrate des affaires publiques. 11 devait penser, d’ailleurs, qu’en travaillant à instruire ses concitoyens il remplissait, mieux que de toute autre façon, ses devoirs envers l’Etat.

Le premier de tous les penseurs anciens. Socrate a réhabilité le travail mécanique, soit qu’il pensât, comme le montrent ses nombreux entretiens avec des artisans, que la science peut y jouer un rôle, soit qu’il y vit une source d’indépendance matérielle et intellectuelle. Quant à l’esclavage, il parait avoir partagé le préjugé de son temps : car, s’il eût pensé que la servitude est illégitime et contraire à la nature, Aristote, en mentionnant cette opinion, n’aurait pas manqué de nommer Socrate comme l’ayant admise. Socrate, enfin, a-t-il déclaré, comme Xénophon semble le dire, qu’il faut faire du bien à ses amis et du mal à ses ennemis ou, au contraire, comme il le démontre dans Platon, qu’on ne doit jamais faire du mal même à qui nous en a fait ? Cette dernière opinion est, certes, plus conforme aux principes de Socrate, et dans la ïiépublique, Platon l’en déduit. Mais comment expliquer que Xénophon eût altéré sur ce point les idées de Socrate jusqu’à lui faire exprimer précisément le contraire