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SOCIOLOGIE

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dent à la seule psychologie individuelle le principe de leurs explications, ne peuvent pas fournir de réponses. Ils ne peuvent, en eH’et. rendre compte de ces institutions si multiples, si variées, qu’en les rattachant à quelques éléments très généraux de la constitution organico-psychique de l’individu : instinct sexuel, tendance à la possession exclusive et jalouse d’une seule femelle, amour maternel et paternel, horreur du commerce sexuel entre consanguins, etc. Mais de pareilles explications sont d’abord suspectes au point de vue purement philosophique : elles consistent tout simplement à attribuer à l’homme les sentiments que manifeste sa conduite, alors que ce sont précisément ces sentiments qu’il s’agirait d’expliquer ; ce qui revient, en somme, à expliquer le phénomène par les vertus occultes des substances, la flamme par le phlogistique et la chute des corps par leur gravité. En outre, elles ne déterminent entre les phénomènes aucun rapport précis de coexistence ou de succession, mais les isolent arbitrairement et les présentent en dehors du temps et de l’espace, détachés de tout milieu défini. Quand bien même on considérerait comme une explication de la monogamie l’affirmation que ce régime matrimonial satisfait mieux qu’un autre les instincts humains ou concilie mieux qu’un autre la liberté et la dignité des deux époux, il resterait à chercher pourquoi ce régime apparait dans telles sociétés plutôt que dans telles autres, à tel moment et non à tel autre du développement d’une société. En troisième lieu, les propriétés essentielles de la nature humaine sont les mêmes partout, à des nuances et à des degrés près. Comment pourraient-elles rendre compte des formes si variées qu’a prises successivement chaque institution. L’amour paternel et maternel, les sentiments d’affection filiale sont sensiblement identiques chez les primitifs et chez les civilisés ; quel écart cependant il y a entre l’organisation primitive de la famille et son état actuel, et, entre ces extrêmes, que de changements se sont produits !

Enfin les tendances indéterminées de l’homme ne 

sauraient rendre compte des formes si précises et si complexes sous lesquelles se présentent toujours les réalités historiques. L’égoïsme qui peut pousser l’homme à s’approprier les choses utiles n’est pas la source de ces règles si compliquées qui, à chaque époque de l’histoire, constituent le droit de propriété, règles relatives au fond et à la jouissance, aux meubles et aux immeubles, aux servitudes, etc. Et pourtant le droit de propriété in abstracto n’existe pas. Ce qui existe, c’est le droit de propriété tel qu’il est ou était organisé, dans la France contemporaine ou dans la Home antique, avec la multitude des principes qui le déterminent. La sociologie ainsi entendue ne peut donc atteindre de cette manière que les linéaments tout à fait généraux, presque insaisissables à force d’indétermination des institutions. Si l’on adopte de tels principes, on doit confesser que la plus grande partie de la réalité sociale, tout le détail des institutions, demeure inexpliquée et inexplicable. Seuls les phénomènes que détermine la nature humaine en général, toujours identique dans son fonds, seraient naturels et intelligibles ; tous les traits particuliers qui donnent aux institutions, suivant les temps et les lieux, leurs caractères propres, tout ce qui distingue les individualités sociales, est considéré comme artificiel et accidentel ; on y voit, soit les résultats d’inventions fortuites, soit, les produits de l’activité individuelle des législateurs, des hommes puissants dirigeant volontairement les sociétés vers des fins entrevues par eux. Et l’on est ainsi conduit à mettre hors de la science, comme inintelligibles, toutes les institutions très déterminées, c.-à-d. les faits sociaux eux-mêmes, les objets propres de la science sociologique. Autant dire qu’on anéantit, avec l’objet défini d’une science sociale, la science sociale elle-même et qu’on se contente de demander à la philosophie et à la psychologie quelques indications très générales sur les destinées de l’homme vivant en société.

A ces explications qui se caractérisent par leur extrême généralité s’opposent celles qu’on pourrait appeler les explications proprement historiques : ce n’est pas que l’histoire n’en ait connu d’autres, mais celles dont nous allons parler se retrouvent exclusivement chez les historiens. Obligé par les conditions mêmes de son travail à s’attacher exclusivement à une société et à une époque déterminées, familier avec l’esprit, la langue, les traits de caractères particuliers de cette société et de cette époque, l’historien a naturellement une tendance à ne voir dans les faits que ce qui les distingue les uns des autres, ce qui leur donne une physionomie propre dans chaque cas isolé, en un mot ce qui les rend incomparables. Cherchant à retrouver la mentalité des peuples dont il étudie l’histoire, il est enclin à accuser d’inintelligence, d’incompétence tous ceux qui n’ont pas, comme lui, vécu dans l’intimité de ces peuples. Par suite, il est porté à se défier de toute comparaison, de toute généralisation. Quand il étudie une institution, ce sont ses caractères les plus individuels qui attirent son attention, ceux qu’elle doit aux circonstances particulières dans lesquelles elle s’est constituée ou modifiée, et elle lui apparait comme inséparable de ces circonstances. Par exemple la famille patriarcale sera une chose essentiellement romaine, la féodalité, une institution spéciale à nos sociétés médiévales, etc. De ce point de vue les institutions ne peuvent être considérées que comme des combinaisons accidentelles et locales qui dépendent de conditions également accidentelles et locales. Tandis que les philosophes et les psychologues nous proposaient des théories soi-disant valables pour toute l’humanité, les seules explications que les historiens croient possibles ne s’appliqueraient qu’à telle société déterminée, considérée à tel moment précis de son évolution. On n’admet pas qu’il y ait de causes générales partout agissantes dont la recherche peut être utilement entreprise ; on s’assigne pour tâche d’enchaîner des événements particuliers à des événements particuliers. En réalité, on suppose dans les faits une infinie diversité ainsi qu’une infinie contingence.

A cette méthode étroitement historique d’explication des faits sociaux, il faut d’abord opposer les enseignements dus à la méthode comparative : dès maintenant l’histoire comparée des religions, des droits et des moeurs a révélé l’existence d’institutions incontestablement identiques chez les peuples les plus différents ; à ces concordances, il est inconcevable qu’on puisse assigner pour cause l’imitation d’une société par les autres, et il est cependant impossible de les considérer comme fortuites : des institutions semblables ne peuvent évidemment avoir dans telle peuplade sauvage des causes locales et accidentelles, et dans telle société civilisée d’autres causes également locales et accidentelles. D’autre part, les institutions dont il s’agit ne sont pas seulement des pratiques très générales qu’on pourrait prétendre inventées naturellement par des hommes dans des circonstances identiques ; ce ne sont pas seulement des mythes importants comme celui du déluge, des rites comme celui du sacrifice, des organisations domestiques comme la famille maternelle, des pratiques juridiques comme la vengeance du sang ; ce sont encore des légendes très complexes, des superstitions, des usages tout à fait particuliers, des pratiques aussi étranges que celles de la couvade ou du lévirat. Dés qu’on a constaté ces similitudes, il devient inadmissible d’expliquer les phénomènes comparables par des causes particulières à une société et à une époque ; l’esprit se refuse à considérer comme fortuites la régularité et la similitude. 11 est vrai que l’histoire, si elle ne montre pas pour quelles raisons des institutions analogues existent dans ses civilisations apparentes, prétend quelquefois expliquer les faits en les enchaînant chronologiquement les uns aux autres, en décrivant par le détail les circonstances dans lesquelles s’est produit un événement historique. Mais ces relations de pure succession n’ont rien de nécessaire ni