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paradoxale avec laquelle Rousseau traitait ses propres doctrines. Elle avait foi dans l’efficacité de l’éducation. « Les lumières qu’acquièrent les peuples doivent tôt ou tard opérer des révolutions, » disait-elle avec profondeur. Ce qui la touchait dans les mœurs de Genève, c’est que la jeunesse y entendait incessamment parler de la patrie, des devoirs du citoyen, et que tout le monde y contribuait à élever tout le monde. Elle n’entendait pas raillerie sur ce point, dès que la critique devenait sérieuse. Que Duclos déclarât, le verbe haut, que les plus belles leçons étaient impuissantes à former un esprit ou un caractère, elle n’y prenait pas autrement garde ; que Galiani lui écrivît que « c’était un délire de croire à Rousseau et à son Émile, d’admettre que les maximes, les discours eussent jamais rien fait à l’organisation des têtes » et lui jetât ce défi : « si vous y croyez, prenez-moi un loup et faites-en un chien, si vous pouvez, » elle s’en amusait et ne répliquait point. Mais il arriva qu’un jour Rousseau se mit devant elle à plaider cette thèse « que les pères et les mères ne sont point faits par la nature pour élever, ni les enfants pour être élevés, » la développa, la soutint, comme il soutenait toutes choses, avec une logique passionnée ; et ce jour-là il lui laissa la désolation dans l’âme. « Cet homme n’est point vrai, » dit-elle pour ne plus s’en dédire ; et le moment n’est pas éloigné où, rompant, sans mesure et conséquemment sans justice, avec les enthousiasmes du passé, elle déclarera que Rousseau « n’est qu’un nain moral monté sur des échasses. »

II