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qui eût fuit à la passion sa place dans le roman et dans la vie ; il n’avait pas encore conçu l’idée de la Nouvelle Héloïse, que depuis huit ans Richardson régnait en maître sur les cœurs. Diderot versait des larmes en lisant les infortunes de Clarisse Harlowe ; au fur et à mesure que se succédaient les volumes, l’émotion grandissait, on écrivait à l’auteur pour lui demander ce qu’allaient devenir ses héros, on le suppliait de sauver Clarisse. Mais plus d’un, comme Voltaire, n’allait jusqu’au bout des dix volumes qu’en maugréant. Aux inspirations d’une imagination émue, mais languissante, Rousseau avait ajouté l’éclat de l’éloquence, et la flamme s’en était répandue partout avec l’intérêt de la fiction. Dans les premiers jours de la publication de la Nouvelle Héloïse, on louait le livre douze sous par heure ; on pleurait, on sanglotait en le lisant, « jusqu’à s’en rendre malade, jusqu’à s’en rendre laide » ; le mot est de la fille du maréchal de Saxe. Mais rien peut-être n’a mieux servi Rousseau auprès des femmes que les dures vérités qu’il se plaisait à leur faire entendre. « Je ne veux pas dire, ainsi que l’écrivait Saint-Marc Girardin avec tant de grâce, que les femmes, comme la Martine de Molière, aiment à être battues ; mais elles se soucient peu qu’on les batte, pourvu qu’on les aime. » Or elles avaient compris que Rousseau les aimait. Plus il le niait, plus elles s’en assuraient. Comment en douter quand, s’interrompant au milieu de la leçon qu’il fait à Sophie, il s’écrie : « Et qui donc voudrait être méprisé des femmes ? Personne au monde, non, pas même celui qui ne veut plus les aimer ? » Cet emportement de mauvaise humeur le découvre. Pouvaient-elles méconnaître d’ailleurs que ses