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— C’est toi ! me dit votre gendre d’un air moqueur ; et depuis quand es-tu invité ?

— Depuis plus de vingt-cinq ans, je lui réponds.

Votre fille pâlissait en me regardant ; donc je devais être pâle aussi.

— Ah ! depuis vingt-cinq ans ! et par qui, monsieur Fournisseaux ?

— Par M. Richomme ; pour honorer mes services, à Noël, à Pâques, au jour de l’an, il m’accordait la faveur de m’asseoir à sa table, et cela voulait dire : Fournisseaux, tu as bien travaillé, je suis content de toi ; tu es un brave garçon !

— Cette habitude ne me convient pas, à moi, dit votre gendre ; je ne suis pas d’humeur à la continuer. Veuillez ôter ce couvert et nous servir au plus vite, car le potage doit être froid depuis que je discute avec M. Fournisseaux.

— Et ce couvert restera et je m’assiérai à cette table, auprès de la fille de mon maître ! je m’écriai : C’est mon droit ; oui, c’est mon droit ! Je suis un pauvre orphelin, moi ! mon père, c’est le Balai d’or ; mon pays, c’est cette maison. Je n’ai pas de bonheur hors d’ici. Toute l’année je travaille comme un cheval de meule ; mais je reprends courage en me disant : Il y a un jour de l’année où tu t’assieds à la table du maître, qui te sert à boire ! Je resterai à cette place, oui, j’y resterai !

Votre fille me priait cependant de ne pas irriter son mari, qui n’était déjà que trop monté comme vous allez Voir. Avec le grand couteau à découper, il poussa mon couvert, et tout se brisa à terre, en tombant, les assiettes et le verre.