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le dragon rouge.

Celui-ci est un autre juge ; il est vieux. Un vieux juge ! Il a rendu la justice sous la minorité, sous Louis XIV et la Régence ; il la rend maintenant sous Louis XV. Madame de Nivernais demandait un jour naïvement : Mais par où la rend-il ?

Celui-ci est encore un juge, mais au parlement. Il donne dans le bel-esprit en plein ; il fait des calembours et des coqs-à-l’âne sur la question ordinaire et la question extraordinaire. Un pauvre diable qui avait contrefait une pièce de douze sous pour acheter du pain à ses enfants, était devant lui tout tremblant, espérant encore, malgré le sentiment de sa faute.

— Comment vous nommez-vous ? lui demanda-t-il ; puis : Quel âge avez-vous ? et, enfin, combien pesez-vous ? — Je n’en sais rien, répondit le malheureux à cette dernière question. — Eh bien ! vous allez le savoir. Il le condamna à être pendu. À la cour ceci passe pour de l’esprit.

Cet homme petit, inquiet, frétillant et maigre, placé au bas bout de la table, est un ambassadeur du Nord. Il méritait d’être flétri pour ses prévarications et ses dilapidations ; sa peine a été commuée en une ambassade. Comme il est en disgrâce, il a beaucoup d’ennemis ; mais, comme il ne peut manquer de ressaisir le pouvoir, ses ennemis le lèchent en le mordant ; ils nient son talent qui est réel, sa parole qui est vive et adroite, mais ils lui reconnaissent une grande probité. C’est précisément la probité qu’ils devraient lui dénier. Quand il entra en fonctions, il n’avait pas payé son tailleur depuis douze ans, et il a aujourd’hui hôtel, chevaux, maison de campagne. Comment cela ? Au reste, ses ennemis se trompent en employant cette flatterie ; elle ne leur réussira pas. Un homme d’État aime cent fois mieux qu’on dise de lui : Il est le plus spirituel voleur que l’on connaisse, que : Il est le plus vertueux imbécile qu’on ait jamais vu.

Regardez à côté de lui cette figure rubiconde, arrosée de chablis et de pommard ; regardez-la tandis que je vais vous rappeler un court apologue. Assailli par la tempête, un bâ-