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le dragon rouge.

— Je le crains, répondit le commandeur, qui se possédait aussi fermement que la nuit où il tua, en Pologne, la louve affamée ; oui, mais votre exemple, mon frère, me fait rougir de ma faiblesse ; il me ranime, me remonte, il me replace à mon centre. Je mérite après tout quelque indulgence ; je ne suis pas vous. Vous, mon frère, si, par la permission de Dieu, vous sortez de la vie d’ici à quelques minutes, vous aurez du moins goûté à ses plus douces félicités ; vous aurez possédé la femme aimée, celle qui vous aura fait connaître les joies graves de père après les joies de mari ; tandis que moi, si je dois partir, je m’en irai tout aussi pauvre de plaisirs que vous en avez été riche. Je n’aurai connu que le travail et la guerre. Je comptais sur l’avenir pour me dédommager… l’avenir ne sera pas venu. Je sais, ajouta le commandeur, qui voyait de plus en plus blanchir la figure de son frère, à mesure que la fatale minute approchait, et qu’on entendait ce petit bruit d’acier que produisent les détentes qu’on arme, les baguettes qui entrent dans le canon, je sais qu’il est fort triste de quitter ces biens après les avoir connus ; mais vous laissez une femme dans l’opulence, des enfants sur le sort desquels sa tendresse vous rassure… Quoi qu’il en soit des raisons que nous pouvons avoir, vous et moi, mon frère, de quitter la vie avec plus ou moins de regrets, dit le commandeur d’un accent dont l’affection ne cachait pas la solennité, je vous prie de me décharger votre arme dans la tête si vous me voyez faire ici, sous les yeux des hommes et de Dieu, un seul mouvement de lâcheté. Jurez-moi cela, par le saint nom du Seigneur, par notre mère et par le respect que vous avez, ainsi que moi, pour les Courtenay, nos aïeux, qui tous furent des braves.

— Je vous le jure, mon frère, je vous le jure, murmura, arrivé au comble de la peur, le marquis de Courtenay, qui comprenait enfin que, si son frère lui demandait le service de le tuer en cas de lâcheté, il pouvait être sûr, de son côté, lui, pauvre marquis, d’être tué sur place par le commandeur s’il