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le dragon rouge.

voyait remuer la main sèche du père. Jusqu’ici la marquise avait réussi, mais le succès même effrayait le commandeur. Il savait où le succès conduit quand on ne s’arrête pas avant lui. S’il parlait à la marquise de ses craintes, de ses prévisions, elle lui répondait qu’elle n’agissait ainsi, qu’elle ne sacrifiait les douceurs de la vie privée aux orages de la vie publique que pour ses enfants ; elle doublerait leurs biens, elle assurerait à son fils un rang considérable à la cour.

Puis elle avait besoin de cacher le plus possible sous la splendeur de son existence la triste infirmité de son mari, elle combattait le ridicule avec l’éclat. Elle trouvait encore d’autres raisons dont le commandeur se montrait plus ébloui que touché.

Du reste, la marquise l’avait rejeté dans l’ombre à mesure qu’elle s’était avancée sur la pente lumineuse qu’elle gravissait. Après l’avoir arraché à la carrière des armes par une désertion restée inexpliquée aux yeux de ses compagnons, elle n’avait pas osé, fort prudente en cela, l’y faire rentrer de nouveau, avec un grade aussi élevé qu’elle aurait voulu. Elle l’avait annulé, anéanti à son profit, sans lui permettre le reproche ni la plainte. Elle dévorait une à une ses plus belles années en l’usant dans une oisiveté perpétuelle. Elle le tenait là, sous la main, pour avoir sur la terre un petit coin de silence, de tendre rêverie où se retirer quand elle était lasse du monde et du chaos de l’intrigue. Il lui fallait un visage sincère à contempler, après en avoir vu passer devant ses yeux tant de composés, tant de faux, tant d’infâmes ; il lui fallait une main ferme à serrer, après avoir touché à tant de mains corrompues et perfides ; il lui fallait un cœur plein d’amour et de désintéressement après avoir communiqué à des cœurs gâtés par l’envie, enflés par l’ambition ; enfin il fallait qu’elle retrouvât quelque part le ciel absent de ses croyances, car le siècle était peu aux croyances alors, après avoir longtemps marché sur le sol brûlant de la politique, enfer d’orgueil et de mensonge.