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dans le regard des aliénés, dans l’accès de leur idée fixe ; tout, dans cette placide figure, était, au contraire, honnête et reposé. Manîlof bourra et alluma sa pipe, tout en pensant à ce qu’il allait dire et faire ; et comme, du reste, il n’imaginait absolument rien, sa gorge vint un peu au secours de sa stérile imagination en émettant de très-minces courants de fumée blanche que la résistance de l’air faisait anneler et frisotter à un pied de distance de sa lèvre entr’ouverte. Tchitchikof reprit :

« Ce que je vous demande, c’est que vous me disiez tout bonnement si vous pouvez me céder, me donner, faire passer en ma possession, de la manière qui vous conviendra le mieux, ces âmes, non vivantes en réalité, mais vivantes encore selon la fiction légale du fisc… »

Manîlof était encore si troublé, si éperdu, qu’il resta l’œil fixe et la bouche ouverte, sans articuler un son.

« Y a-t-il quelque chose qui vous contrarie ? Vous sentiriez-vous mal ? dit Tchitchikof.

— Qui ça ? moi ?… non, merci… Pardon ! seulement, voyez-vous, je ne comprends pas bien… Ah ! c’est que moi, sans doute, je n’ai pas reçu une de ces brillantes éducations de gentilhomme, comme celle qui se fait voir dans votre moindre mouvement ; et je n’ai pas l’art en parlant de tourner les choses à mon commandement. Peut-être bien qu’ici, dans cette explication que vous avez l’indulgence de me donner, il y a tout un autre sens… Peut-être il vous plaît de vous exprimer comme ça en figures, n’est-ce pas ? pour donner un ornement à vos paroles… Convenez.

— Eh ! point du tout, reprit Tchitchikof ; je nomme les choses par leur nom ; je parle véritablement de celles de vos âmes qui sont positivement mortes. »

Manîlof retomba dans sa stupeur profonde. Il sentait qu’il lui fallait ici formuler quelque bonne question bien catégorique ; mais le fond de cette question, quel devait-il être ? et après cela, la forme à donner ?… Le diable sait. Dans sa détresse il serra fortement les lèvres, ce qui fut cause que deux rapides courants de fumée, au lieu d’un, échappèrent en rayons de ses narines et produisirent à