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Comme c’est là précisément ce qui nous est arrivé pour la traduction des Mémoires d’un seigneur russe, il nous a paru nécessaire d’expliquer comment, en abordant de nouveau une entreprise du même genre, nous retombons dans la même faute que nous reprochait récemment une critique assez peu avisée. On saura alors pourquoi nous persistons de parti pris dans un système que nous n’avions pas adopté sans motif. Nous le faisons d’autant plus facilement que nous avons eu le public pour complice, et cela non-seulement en France, où il était à peu près obligé de s’en rapporter à nous, mais, quoiqu’on ait essayé de balbutier et de dire le contraire, dans le pays même qui s’est trouvé intéressé à la cause, et qui avait seul voix décisive pour la juger. On est toujours malvenu de discuter un succès et de contester îes moyens qui l’ont fait obtenir, surtout quand il résulte d’une impression universelle et que l’examen comme la réflexion l’ont ensuite confirmé.

Au fond, dans ces deux essais traités successivement, quel était notre but ? C’était que la France apprît à connaître la Russie d’après les produits de sa littérature, et, pour cela, nous avons adopté un moyen d’initiation transitoire, si l’on veut, dont ne manqueront pas de profiter et de se prévaloir contre nous tous les traducteurs venus à la suite, aujourd’hui que la faveur du public est créée et qu’il accueille ce qu’il rejetait alors faute de le comprendre. Nous croyons qu’il est du droit et, dans certaines circonstances, du devoir d’un traducteur qui a conscience des difficultés de sa tâche, de se placer à la mesure du lecteur, sans prétendre violenter son goût ni devancer en lui une expérience qui n’est pas encore faite. Si l’on se reporte de bonne foi au temps où parurent les Mémoires d’un seigneur russe, on trouvera qu’il y avait assez peu d’attraction sympathique pour tout livre traduit du russe ; à tort ou à raison, l’effet était nul ; les doubles noms dans le dialogue, les formes du langage, tout choquait et rebutait le lecteur. Mettre un livre à notre optique, le rapprocher de notre manière de sentir, c’était, quoi qu’en ait dit une critique intéressée, la seule manière de le populariser, et, puisque le mot vient d’elle, nous avons toute raison d’y tenir, et d’accepter pour un éloge ce qu’intentionnellement elle voudrait bien faire passer pour un crime de lèse-littérature[1].

  1. Il est tout naturel qu’un écrivain ne se croie jamais assez bien traduit, mais son jugement est trop intéressé pour être sans appel dans cette question. Entre une traduction qui le dépasse ou une autre qui reste insuffisante, il est trop évident qu’il prendra parti pour la dernière. Nous ne saurions, du reste, en vouloir à l’auteur russe de l’espèce de protestation qu’il a publiée dans le temps ; il avait trop réussi en France pour les circonstances où se trouvait alors la Russie, et il nous a toujours semblé que cette lettre où il nous désavouait, était une démonstration commandée par des convenances personnelles. Nous le croyons, d’ailleurs, revenu de bien des illusions qu’on se forme à l’étranger sur les produits imaginaires et sur les facilités qu’on rencontre en France, en fait de succès dans la littérature. Celui que nous lui avions obtenu en lui faisant les honneurs de notre langue et de notre publicité, avait eu des conséquences trop flatteuses pour l’auteur, qui, encore contesté dans son pays, se trouvait du premier coup élevé à une renommée européenne, pour qu’il ait, nous le pensons, autorisé la reproduction de cette lettre dans la traduction des Récits d’un chasseur. Le traducteur l’a donc prise sur lui, quoiqu’il ne puisse pas ignorer qu’il existe une seconde édition des Mémoires d’un seigneur russe parue en 1855, et que les critiques qu’il se croit en droit de citer, ne s’appliquant qu’à la première édition parue en 1853, ne s’adressent plus à rien aujourd’hui, puisqu’il y a été satisfait à la suite de la publication de celle lettre.
    Quant à ces altérations prétendues qu’on avait tant exagérées, on peut voir à quoi elles se réduisent d’après la nouvelle traduction qui, telle qu’elle est, est tout simplement la nôtre contrefaite et gâtée. Nous plaignons sincèrement l’auteur de la torture où il a dû mettre son esprit pour retourner des phrases qui avaient en quelque sorte moulé et fixé l’expression sur l’idée, et dont les termes le dominent tellement qu’il ne leur échappe dans une ligne que pour les reproduire, hors de place, deux lignes plus loin. Qu’on juge de ce que devient l’intérêt du récit au milieu de ces efforts malencontreux. Il est bien entendu que nous laissons à la charge du traducteur ses fautes de français, et il est assez piquant qu’il nous reproche les excès de notre style quand il écrit lui-même des phrases de celte force : « Elle s’en rappellera, la coquine. » (Voir p.49.) On voit qu’il n’avait pas derrière lui le conseil de rédaction d’une Revue célèbre qui lui épargne d’ordinaire ces faux pas, et ces locutions empruntées sans doute au français qu’on parle à Moscou.