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qu’il eût été dit, dès les premiers jours après le mariage de Manîlof :

« Ma chère amie, il faut que je songe à meubler cette chambre au moins d’un meuble provisoire, et j’aviserai après. »

Le soir, on mettait sur la table un joli chandelier de bronze noir, dont la tige était formée par le groupe des trois Grâces, et le haut pourvu d’un charmant garde-vue en nacre de perle ciselé, et, de front avec cet objet agréable à l’œil, on posait un vieux chandelier de cuivre invalide, boiteux, faussé, courbé, tout ensuiffé… Eh bien, ni le maître, ni les dames, ni les valets, personne ne remarquait même le contraste choquant de ces deux objets si disparates.

Sa femme… Du reste ils étaient très contents l’un de l’autre. Bien qu’ils eussent plus de huit ans de mariage, les conjoints s’apportaient l’un à l’autre un quartier de pomme, un petit bonbon, une noisette, et ils se disaient avec l’innocente émotion du plus tendre amour : « Voyons, m’ami (ou m’amie), ferme les yeux et ouvre le petit bécot, et on aura du nanan. » Il va sans dire que le petit bécot s’ouvrait aussitôt, et on ne peut plus gentiment. Avant les jours de naissance et de fête patronale, des surprises étaient préparées : c’était quelque joli étui à cure-dents ou un essuie-plume brodé en perles, ou à l’avenant. Souvent ils étaient assis sur le divan, et tout à coup, sans qu’on pût en deviner la cause, l’un posait sa pipe, l’autre son ouvrage, et ils s’imprimaient l’un à l’autre un si long et rude baiser, qu’avant qu’ils eussent fini ce jeu on avait tout le temps de fumer une cigarette. En un mot, ils étaient ce qu’on appelle heureux. Certainement il était trop facile de voir que, dans la maison, il y avait assez de choses à faire sans ces longs baisers et ces adorables surprises, et qu’on eût pu leur poser beaucoup de questions gênantes pour leur amour-propre. Pourquoi, par exemple, la cuisine se faisait-elle bêtement et dans le plus grand désordre ? Pourquoi est-on à court de provisions en tout genre ? Pourquoi une ménagère qui est une voleuse ? Pourquoi des gens sales, infects, et presque toujours pris de