Page:Gogol - Les Âmes mortes, tome 1, trad Charrière, 1859.djvu/55

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

bande : et il est à observer qu’il savait envelopper le tout d’un certain air de gravité douce qui donnait du poids à sa parole. Il ne parlait point haut, mais très distinctement, sans hâte ni lenteur : c’était, en somme, relativement aux localités, un homme très comme il faut. Tous les fonctionnaires étaient contents de le voir séjourner si volontiers dans leur ville. Le gouverneur s’expliqua fort honorablement sur son compte, en disant : C’est un homme bien intentionné ; le procureur le proclama homme entendu ; le colonel de gendarmerie le jugea un savant ; le président de la chambre le qualifia d’honorable et bien élevé ; le maître de police ne cessa de le citer comme un homme des plus agréables ; la femme du maître de police, allant plus loin, faisait de lui le plus aimable et le plus excellent des hommes. Il n’y eut pas jusqu’à Sabakévitch, homme très-avare d’éloges, qui, un soir, étant revenu tard la nuit dans son manoir, se coucha en disant à sa femme, qui était fort maigre, qu’ayant passé la soirée chez le gouverneur, et dîné le lendemain chez le maître de police, il avait fait la connaissance du conseiller de collège Paul Ivanovitch Tchitchikof, qui était un homme des plus agréables ! À quoi son épouse, se laissant aller malgré elle à une comparaison mentale, répondit en toussillant et le poussant légèrement du genou.

L’opinion était donc très favorable au voyageur, et elle se soutint parfaitement, unanimement dans toute la ville, jusqu’à ce que le bruit d’une particularité, d’un étrange projet qui lui fut attribué, et dont nous allons instruire nos lecteurs, jeta la confusion et l’incertitude dans tous les esprits à son sujet.