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rieur ; elle était longue et à deux étages[1], dont l’inférieur ou rez-de-chaussée, dépourvu de tout enduit, était resté dans son simple déshabillé de briques inégalement brunes, mais toutes également hâlées par l’action du temps et des brusques changements de l’atmosphère, fort sales en général et moisies en quelques endroits, à cause de l’état délabré de tous les conduits. L’étage avait reçu un enduit que recouvrait le badigeon sacramentel à l’ocre jaune. Au rez-de-chaussée étaient des boutiques de selles, licous, brides, fouets, de cordes à puits et de touloupes. À l’arrière-coin était une porte de boutique, ou plutôt une fenêtre à tabatière faisant devanture à une espèce de loge ou de niche, où se tenait un marchand de coco au miel tout chaud, tout bouillant, avec son samovar[2] en cuivre rouge ; l’homme lui-même constamment rouge comme sa bouilloire, de sorte que, de loin, on eût dit deux samovars sur la fenêtre ouverte, s’il n’y avait eu à l’un d’eux une barbe noire qui gâtait l’illusion.

Pendant que le voyageur faisait l’examen de la chambre et des meubles, on lui apporta ses effets, et, avant tous, une valise de peau blanche, hâlée, déprimée, éraillée, et montrant à ces signes qu’elle ne voyageait pas pour la première fois. Elle fut déposée sur deux chaises rapprochées avec le pied l’une vis-à-vis de l’autre contre la paroi par le cocher Séliphane, petit homme trapu, affublé d’un touloupe écourté, et par son camarade le laquais Pétrouchka, garçon d’environ trente ans, à gros nez, grosses lèvres et physionomie rude, accoutré d’une vieille redingote de son maître. Après la valise on apporta une petite caisse en bois d’acajou, à compartiments superposés en simple bouleau du Nord, puis des embouchoirs à bottes, et une poule rôtie enveloppée d’un papier bleuâtre.

Quand les bagages, le manteau et les coussins eurent été rentrés, le cocher Séliphane alla à ses chevaux, et le laquais Pétrouchka s’installa dans une petite antichambre

  1. Qui n’en font qu’un, les Russes comptant le rez-de-chaussée comme un étage.
  2. Le samovar est la bouilloire à thé des Russes.