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de l’opinion des étrangers, il n’y a vraiment rien à répondre.

Voyons, pourtant. Dans le fond d’une province russe vivaient deux hommes, l’un, père de famille, était un propriétaire honnête et paisible, qui passait sa vie en robe de chambre, et, par amour du repos, ne se souciait point des manières d’agir des siens. Sa vie avait pris une direction proprement contemplative, et depuis longtemps il était absorbé par cette question philosophique qui s’était un beau soir offerte spontanément à son esprit chercheur. « Le quadrupède naît tout nu, disait-il posément en se promenant de long en large dans sa chambre, il vient au monde tout droit du flanc de la mère, sans poil, sans plume, tout nu enfin… Pourquoi nu ? Pourquoi le quadrupède ne se forme-t-il pas comme l’oiseau ? Pourquoi ne sort-il pas d’un œuf ? Tirez-vous de là ! C’est qu’il y a comme ça, dans l’étude de la nature, de ces points où plus on plonge, plus on y voit trouble. » Ce penseur s’appelait Kitha Makiévitch.

L’autre habitant était Mokii Kithovitch, propre fils de notre Kitha. Le jeune homme était ce que nous appelons en Russie un bogatyr, une sorte de Samson ; tandis que l’honorable père était préoccupé du procédé de la nature dans la procréation du quadrupède, le trop-plein de forces physiques d’un gaillard de vingt ans éprouvait le besoin de s’épancher. Il ne savait rien toucher comme tout le monde ; parfois il passait, et après lui on voyait, ici un bras démis, là un nez en compote. À la maison et dans le voisinage, à son apparition tout fuyait, tout se cachait, depuis la fille de basse-cour jusqu’au chien de garde ; plusieurs fois dans sa chambre, par amusement, il a mis en morceaux son bois de lit, pour le punir d’avoir craqué sous lui. Mokii, au demeurant, était le meilleur garçon du monde. Cependant les domestiques de la maison et les gens de plusieurs autres venaient de temps en temps dire au père : « De grâce, monsieur, que fait donc ton Mokii Kithovich ? Il tape, il cogne, il bûche, et de çà, et de là, et partout, si bien qu’il n’y a plus