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phénomène fait pour émerveiller et charmer le monde, toutes concourent également, toutes sont appelées à concourir à un ordre universel inconnu aux hommes. Et peut être, dans ce même Tchitchikof, la passion qui le mène n’est pas de son fait ; peut-être, dans sa froide existence, est-il compris un ordre d’événements qui fera tomber l’homme à deux genoux et le front dans la poussière, devant la sagesse divine. C’est encore un mystère même que la question de savoir pourquoi cette image vient de surgir à propos du poëme que nous livrons aujourd’hui au grand jour de la publicité.

Ce qui est grave, ce n’est pas qu’on puisse être mécontent du héros de mon livre ; mais ce qui serait très-grave et me pèserait cruellement sur le cœur, ce serait que mes lecteurs pussent être contents de ce même Tchitchikof dont j’ai fait mon héros. Que serait-il arrivé si je n’avais pas analysé scrupuleusement son âme, en évitant d’y remuer ce qui échappe et se cache au monde ; si je n’avais pas amené à la lumière les arrière-pensées que jamais l’homme ne confie à autrui, et qu’au contraire je l’eusse montré simplement tel qu’il s’est lui-même fait voir à Manîlof et à toute la ville de N. ? c’est que la majorité du public aurait pu, sans scrupule, prendre à lui un intérêt sincère. On aurait très-volontiers pardonné à l’auteur d’avoir créé, comme tant d’autres, un personnage dépourvu de vraisemblance, et conséquemment de cette vie saisissante que donne la réalité ; mais la lecture faite, l’âme du lecteur, en ce cas, est si peu saisie, que rien ne l’empêche de se mettre au jeu et de manœuvrer sans aucune distraction ses cartes, occupation qui a l’heureux don de charmer la Russie tout entière.

Oui, chers lecteurs, vous voyez que je devine assez bien votre pensée ; il vous plaît très-médiocrement de voir la misère humaine mise à nu en pleine lumière, et vous vous dites : « À quoi bon une si triste exhibition ? Eh ! ne savons-nous pas nous-mêmes ce qui se rencontre de méprisable et d’absurde dans le monde ? Ces objets-là sont navrants, et nous ne les voyons déjà que trop sans le secours de la