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sûrement ? » il répliqua avec vivacité : « Oui, mais oui, positivement quarante. »

À la question qui succéda, si Tchitchikof ne serait pas le faiseur de faux assignats dont on parlait au chef-lieu de gouvernement, Nozdref répondit par une anecdote sur la merveilleuse habileté de son ami. « On avait appris, dit-il, qu’il se trouvait chez lui pour deux millions de faux assignats ; on accourut pour mettre les scellés et aposter deux sentinelles à chaque porte. Eh bien ! figurez-vous le gaillard, il changea, entre minuit et une heure probablement, toute cette masse de faux assignats en de véritables, et le lendemain les grandes autorités, assemblées dès les huit heures, n’eurent à lui faire, avec des excuses sincères, que des compliments et félicitations sur sa fortune, l’infâme coquin ! N’est-ce pas que c’était bien joué ? »

On demanda alors à Nozdref si positivement Tchitchikof avait dessein d’enlever la fille du gouverneur, et si lui-même trempait dans cette affaire, le bruit courant qu’il avait promis aide et concours au ravisseur. « Eh ! mais, répondit-il, l’affaire est au sac, et je ne lui ai pas été d’un médiocre secours. Après tout, oui, ce que j’ai fait, un autre l’aurait fait à ma place. » Ces dernières paroles eurent quelque chose d’un peu hésitant dans l’expression ; il pensa que le mensonge ici pourrait lui porter préjudice ; mais le doute passa comme une ombre ; il ne put résister au plaisir d’improviser le récit des circonstances de l’aventure ; aussitôt il donna la distance, le nom de la terre et le nom de la paroisse où le mariage s’était fait. Le village était appelé Frookmatchevka ; le prêtre qui avait nom le P. Sidor Sidorovitch Afonski, avait eu soixante quinze roubles pour la célébration : « Et il n’a d’ailleurs consenti que sur la menace que je lui fis d’écrire un rapport contre lui pour avoir marié récemment le marchand de farines Mikhaïlo à sa commère[1]. Cela l’a tellement effrayé qu’il a mis à notre

  1. En Russie, il est défendu à l’Église de marier ensemble deux personnes qui ont été parrain et marraine d’un même enfant, ou compère et commère, même occasionnellement, au baptême d’un juif ; mais il s’est fait dans ces derniers temps un si grand nombre de mariages