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tout en prenant leur thé d’un air grave, s’entretenaient sérieusement de l’antechrist Napoléon. Faut-il le dire ? il y avait même des personnages, jusque dans les grandes villes et les capitales, qu’on trouvait occupés de cet antechrist ; ceux-ci, troublés par le mysticisme qui était alors de mode en haut lieu, comme on sait, allaient jusqu’à voir des signes particuliers dans chacune des lettres qui forment le nom de Napoléon ; ce terrible nom pouvait fort bien être le chiffre même de l’Apocalypse ! On n’a donc pas lieu de s’étonner que les membres de notre petit conciliabule de fonctionnaires provinciaux aient un peu divagué sur le fameux captif de Sainte-Hélène.

Ils s’arrêtèrent pourtant, sentant eux-mêmes que leur imagination les emportait un peu loin du vrai sujet de la délibération ; ce qui fit que là-dessus ils pensèrent, pensèrent, discutèrent, disputèrent, et enfin tombèrent d’accord sur un préliminaire consistant à faire adroitement subir un interrogatoire à Nozdref, que le parti femme mêlait toujours à ses conjectures particulières. C’est qu’en effet, puisque Nozdref le premier avait jeté le tolle à propos des âmes mortes, il savait sans doute bien des particularités, et on ne pouvait procéder avec plus d’ordre qu’en le questionnant avant tout autre.

Singulières gens que messieurs les fonctionnaires ! On pourrait, sans leur faire tort, les gratifier plus énergiquement. Quoi ! ils savent que Nozdref est la hâblerie incarnée, et qu’il n’y a jamais un seul mot à croire de ce qu’il dit, et c’est à lui qu’ils vont recourir pour obtenir quelque lumière sur le point confus qui les tient en alarme. Tel est pourtant l’homme ; bien des gens ne croient pas en Dieu, qui croient fermement que se frotter le nez est signe de mort ; les autres ont de l’éducation et ignorent profondément les pages sublimes, lumineuses, prophétiques de celui de leurs poëtes qui, à la magnificence de l’inspiration, aura joint la plus belle harmonie et la plus merveilleuse simplicité ; mais ils font leurs délices des absurdités d’un cuistre d’écrivailleur qui forge de plats paradoxes prenant à rebours la vérité et la nature, et on en voit s’écrier là-