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ploie Tchitchikof pour cacher son jeu, et voici de quoi il s’agit. Il va enlever… la fille du gouverneur. »

Cette conclusion bien inattendue parut à Gentille une révélation, une découverte extraordinaire et merveilleuse ; cependant, pour n’en pas perdre l’habitude, elle fut quelque temps comme pétrifiée et devint très-pâle, puis elle trembla réellement de tous ses membres et s’écria en joignant les mains :

« Ah ! bon Dieu, bon Dieu ! je n’aurais pu supposer cela !

— Moi, dès que vous avez eu ouvert la bouche tout à l’heure avec votre histoire, j’ai deviné de quoi il retournait.

— Après cela, on voit ce que c’est que l’éducation des instituts… c’est beau, l’innocence des demoiselles qui sortent de là !

— L’innocence de cette petite, par exemple, hein ! Moi qui vous parle, je lui ai entendu tenir des propos que je n’aurais pas le courage de tenir, moi, femme mariée.

— Savez-vous que cela fend le cœur de voir jusqu’où va maintenant l’immoralité ?

— Les hommes raffolent d’elle. Quant à moi, j’avoue que je la trouve…

— Maniérée que c’est insupportable à voir, n’est-ce pas ?

— Allons donc ! c’est une statue, et pas la moindre expression, pas de physionomie !

— Ah ! qu’elle est maniérée, qu’elle est donc maniérée ! Je ne sais pas qui a veillé à son éducation, mais je n’ai jamais vu fille ou femme faire autant de simagrées.

— Mais, ma chère, c’est une statue de marbre ; elle est froide et pâle comme la mort.

— Ne dites pas cela, Sophie Ivanovna ; elle a toujours un pied de rouge sur les joues.

— Qu’est-ce que vous me contez donc là, Anna Grigorievna ? elle est blanche, blanche comme de la craie.

— Chère amie, j’ai été assise tout près d’elle, elle avait du rouge de l’épaisseur de mon petit doigt, je vous dis, tellement même que cela s’écaillait. Elle va sur les traces de sa mère, et soyez sûre qu’elle sera encore plus coquette.