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XXVIII CONSIDÉRATIONS SUR NICOLAS GOGOL

justice de ses semblables, et de livrer le tout ensemble une bonne fois à la risée publique. On se rappelle que l’émotion fut grande. Dans ce rire qui jamais encore ne s’était manifesté en moi avec tant de puissance, le lecteur entrevit distinctement la tristesse. Je sentais, moi aussi, que mon rire n’était plus le même qu’autrefois ; je ne pouvais plus être dans mes écrits ce que j’avais été naguère, et le besoin de me distraire en créant de petites scènes innocentes et frivoles avait désormais fait place aux sentiments d’un âge plus mûr. Après avoir écrit le Revisor, je compris mieux l’opportunité d’un ouvrage d’une grande étendue, où, au lieu de me borner à grouper quelques traits dans un cadre étroit, je pourrais rattacher à l’action tout ce qui mérite dans nos mœurs d’étre flétri par le ridicule.

« Pouchkine pensait que le sujet des Ames mortes aurait pour moi cet avantage qu’il comportait la pleine liberté de parcourir avec mon héros toute la Russie, et par là il m’offrait naturellement l’occasion de rencontrer sur ma route les caractères les plus variés. Je me mis à écrire sans avoir arrêté mon plan, sans m’être rendu compte à moi-même des conditions morales dans lesquelles devrait se trouver mon héros. L’étrange projet qui était le but de ses excursions, me paraissait propre à faire poser devant moi beaucoup d’originaux dont j’aurais à peindre les travers, et avec le goût qui m’était naturel d’exciter le rire, je ne pouvais manquer de produire facilement les scènes plaisantes, auxquelles j’avais le dessein d’en joindre.de touchantes et de pathétiques. « Mon intention était de rassembler dans ce livre les phénomènes psychologiques les plus saillants, fruit des observations que depuis longtemps j’avais faites à part moi sur l’homme, mais que je n’avais pas encore confiées à la plume, ne m’étant pas encore senti mûr pour les énoncer. Je pensais que si elles étaient exposées avec clarté et précision, elles expliqueraient bien des particularités incomprises de notre vie. Bref, je voulais qu’après la lecture de mon livre, on vît bien sans effort surgir le Russe tout entier avec la variété des belles et riches qualités dont il a été doué plus que les autres peuples et avec tout le grand nombre des défauts qui sont, en lui, plus marqués aussi et plus nombreux que dans l’homme d’aucun pays. Je pensais que le lyrisme qui surabondait en moi me

1. L’un des procédés habituels de composition dont se servent habile-