Page:Gogol - Les Âmes mortes, tome 1, trad Charrière, 1859.djvu/289

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ner à la loupe, le quart de ce qui passe d’idées sur leur front en un quart d’heure ; je le donne aux plus habiles. Leurs yeux seuls sont déjà un domaine tel, que si une fois vous y pénétrez par un endroit ouvert devant vous, c’en est fait de vous ; il n’y a pas de crochet assez fort qui puisse jamais vous retirer de là. Voyons, essayez, par exemple, de définir cet éclat velouté, moite, sucré, qu’elles ont dans le regard ; puis il y en a de langoureux, de tendres, de voluptueux ; il y en a qui attirent, qui provoquent, qui bravent ; il y en a qui vous attendrissent, vous remuent à vous rendre fou, et si votre cœur s’y laisse prendre un instant, vous pouvez bien dire adieu à toute votre âme. Au fait, pourquoi tant tourner autour du mot ? les femmes sont la moitié galante du genre humain, voilà tout. »

Pardon ! il me semble qu’il vient de tomber des lèvres de mon héros un mot regrettable, un de ces propos de la rue qui sont peu de mise au salon. Que faire ? Telle est en Russie la triste nécessité de la position du poëte qui veut être vrai. Au reste, si un mot de la rue vient effrontément s’épanouir dans le poëme, c’est aux lecteurs qu’il faut s’en prendre, et principalement aux lecteurs du grand monde. De la bouche de ceux-ci n’attendez pas un seul mot russe convenablement dit ; mais ils vous parleront français, allemand, anglais, tant qu’il vous plaira, et même fort au delà ; ils le feront non-seulement avec entrain et abondance, mais ils pousseront l’exactitude de la prononciation jusqu’à faire marronner et grasseyer leur français, jusqu’à faire siffloter leur anglais à la manière du pinson, en donnant même à leur figure quelque-chose de l’air du pinson ou du merle, et plus encore, en se moquant de celui qui ne sait pas se donner cette figure de pinson. Seulement ils se garderont de tout ce qui leur donnerait un air tant soit peu russe, et leur plus bel élan de patriotisme extérieur ne va guère qu’à se faire bâtir quelquefois dans leur domaine une maison à façade de chaumière russe, en exagérant le luxe des dentelures. Ainsi sont faits nos lecteurs du grand monde et tous ceux qui aspirent à en être. Et voyez, quelle délicatesse ! quelles exigences ! Ils veulent que le langage