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dont le centre est occupé par une grande table couverte d’un tapis vert ; sur cette table se dresse le zertsalo[1], au pied duquel gisent deux in-folio ; puis alentour sont six ou huit fauteuils, dont l’un, isolé des autres, est occupé par le président, soleil de justice, rayonnant de lumière, ou du moins de satisfaction de lui-même. Dans ce lieu le nouveau Virgile ne manquait pas de se sentir pénétré d’une telle vénération, que pour rien au monde il n’aurait fait deux pas au delà du seuil, ligne où tout à coup il se retournait, laissant voir un dos usé comme un vieux paillasson où les poules à l’état de mue auraient laissé un peu de leur duvet.

Introduits de la sorte, Manîlof et Tchitchikof, en entrant dans la salle, virent que le président n’était pas seul. En effet, près de lui, mais à demi masqué par le zertsalo, était Sabakévitch bien carrément assis sur une chaise. La venue des deux visiteurs produisit une exclamation, et les fauteuils officiels reculèrent avec bruit. Sabakévitch aussi se leva de sa chaise et devint visible sous toutes ses faces, avec ses manches démesurément longues. Le président prit Tchitchikof entre ses bras, et la salle d’audience retentit d’un bruit de tendres baisers ; ils se questionnèrent l’un l’autre sur l’état de leur santé, et tous deux se trouvèrent avoir des douleurs au bas de l’épine dorsale, ce qui fut attribué, d’un commun accord, à une vie trop sédentaire.

Il paraît que le président était prévenu des achats de

  1. Le zertsalo est un petit meuble doré tournant sur piédestal, triangulaire, et offrant sur ses trois faces, sous autant de glaces, les trois oukaz fondamentaux de la parfaite justice des tribunaux en Russie au nom de Pierre le Grand ; il y a un zertsalo dans la salle d’audience de chaque tribunal. Derrière le président, à la paroi, est appendu en outre le portrait en pied du souverain régnant, et dans un angle est placée, assez obscurément, sauf les samedis et la veille des grandes fêtes, une image sainte. L’usage de ces mêmes objets s’est répandu dans toutes les salles de réunion des conseils et des comités, de sorte qu’on ne peut manquer en tous ces lieux de rencontrer la plus admirable équité dans les décisions, la plus haute sagesse dans les jugements ; la loi, le prince et la religion président aux sentences.