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— Et vous avez apporté votre supplique ?

— J’ai ici ma supplique. Je voudrais, et il m’est indispensable que l’affaire marche vite… Ne pourrait-on pas, par exemple, tout finir aujourd’hui ?

— Ah ! Aujourd’hui, non pas, cela ne va pas tout à fait si vite ; et les informations à prendre, et en cas de séquestre ou simplement d’hypothèque, y avez-vous pensé ?

— Quant à ce qui est de hâter l’affaire, vous saurez que je suis très-lié avec Ivan Grégoriévitch, le président.

— Ivan Grégoriévitch n’est pas seul ici ; il y a d’autres personnes, » dit hargneusement Ivan Antonovitch.

Tchitchikof comprit qu’il fallait sans retard tourner trèfle, et il répondit :

« Les autres non plus ne seront pas oubliés ; j’ai moi-même été en place, je sais comment se font les choses.

— Allez trouver Ivan Grégoriévitch, dit plus humainement la hure, qu’il vous donne son prikaz (ordre) à l’adresse de qui il appartient d’en connaître, et il ne dépendra pas de nous que les choses ne marchent comme vous le désirez.

Tchitchikof tira alors de sa poche un petit carré de papier (un assignat), le passa délicatement devant Ivan Antonovitch ; celui-ci remarqua si peu ce petit papier, qu’il renversa dessus la couverture d’un registre. Tchitchikof voulut faire apercevoir à l’employé ce qu’il venait de couvrir pas mégarde ; mais Ivan Antonovitch, par un mouvement de tête, fit clairement comprendre qu’il ne fallait rien montrer.

« Celui-ci va vous mener à la salle d’audience, » dit Ivan Antonovitch en désignant du nez un employé.

Le commis qui nous était indiqué avait évidemment mené tant de victimes à l’autel de Thémis que ses deux manches avaient crevé aux coudes, et il y avait longtemps que la doublure s’y faisait voir ; c’est dans ce service qu’il avait conquis son premier grade, le plus infime de la hiérarchie civile. Il avait, avant de nous piloter, rendu à mille plaideurs novices le même office que Virgile à Dante ; il menait les récipiendaires au tribunal, c’est-à-dire à une chambre