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Il fit, à l’instant même, écrire par Pluchkine la liste de ses fugitifs, sans aucune mention de leur fuite, bien entendu, et il remit au vendeur la somme convenue, que celui-ci reçut des deux mains. Vite, vite, il les porta à son bureau avec la même précaution qu’on mettrait à transporter d’un lieu dans un autre une coupe fragile, remplie jusqu’au bord de la plus précieuse liqueur ; arrivé au bureau, il regarda encore une fois ce cher argent, et le déposa chèrement dans un bon tiroir fermé d’une forte serrure, où probablement il restera enseveli jusqu’au jour où le père Karpe et le père Polykarpe, les deux prêtres de son village, seront venus pour l’ensevelir lui-même, à l’ineffable joie du gendre et de la fille, et peut-être aussi du voisin le capitaine qui se dit de la famille. Après avoir donné deux bons tours de clef au bureau, Pluchkine se rassit, et déjà il semblait ne plus savoir comment trouver aucun sujet de conversation.

« Qu’est-ce que c’est ? vous voulez partir ? » demanda-t-il à l’occasion d’un mouvement que venait de faire Tchitchikof pour tirer son mouchoir de poche.

Cette question rappela à notre héros qu’en effet il n’avait plus rien à faire là :

« Oui, il faut que je me remette en route, répondit-il en prenant son chapeau.

— Et… et le thé ?

— Non, nous prendrons le thé ensemble une autre fois.

— Comment donc ? j’ai fait allumer du charbon dans le samovar. À vous dire vrai, moi, je ne suis pas un amateur de thé ; c’est une boisson coûteuse, et le sucre a tellement monté de prix que cela devient une extravagance d’en tenir chez soi. Hé ! Prochka ! » (Prochka ne prit que le temps de plonger ses pieds dans les bottes de l’antichambre, et se montra sur le seuil.) « Cours éteindre le samovar ; il n’en faut pas. Ha ! prends ce croûton, porte-le à Mavra ; qu’elle le remette à la place où il était… Mais non ! plutôt laisse-le ici, je le remettrai moi-même. Eh bien, adieu, cher monsieur, je vous souhaite un bon voyage ; vous présenterez