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contenir les éclats de sa joie ; il souhaita tous les biens du monde non-seulement à ce maître sot, mais à toute sa progéniture sans lui demander s’il avait ou non de la progéniture. Il alla à sa fenêtre, frappa à une vitre qui n’était pas encore fêlée, et cria : « Hé ! Prochka ! »

Quelques moments après on entendit dans l’entrée un homme essoufflé, qui se donnait un grand mouvement et frappait du pied contre le plancher comme un rustre qui chausse ses bottes ; puis la porte s’ouvrit, et il entra dans la chambre un pauvre jeune gars de treize ans, traînant avec une difficulté infinie une paire de bottes d’une remarquable solidité, mais où les jambes de l’enfant dansaient comme le pilon dans un mortier d’apothicaire. Il faut bien que nous disions en passant pourquoi Prochka comparaissait si grotesquement botté : c’est que M. de Pluchkine, pour l’usage de tout ce qu’il s’entretenait de gens à son service, n’avait qu’une paire de bottes, une seule ; et ces bottes devaient toujours se trouver dans la pièce d’entrée de la maison seigneuriale.

Ainsi celui ou celle des domestiques qui était appelé dans les chambres accourait nu-pieds, en sautillant à travers la cour pour éviter les pointes de cailloux ou les flaques, puis, en pénétrant dans l’entrée, vite il se bottait et comparaissait devant le maître. À l’instant même où il sortait de la chambre, il se débottait dans un coin de l’entrée et s’en retournait de son pied léger là d’où il était venu ou ailleurs. Si, vers la fin de l’automne, à l’époque des premières gelées, toujours les plus sensibles aux êtres mal armés contre l’intempérie, quelqu’un eût regardé de la fenêtre dans cette cour, il aurait vu toute la domesticité locale faire, à de certains moments, des sauts et des gambades d’un genre nouveau et curieux même pour les amateurs de ballets les plus dilettanti de nos trois capitales.

« Voyez, monsieur, regardez-moi ce groin-là ! dit Pluchkine à notre héros en lui montrant au doigt la figure chiffonnée de Prochka ; c’est bête comme une idole tartare : eh bien ! essayez de laisser quelque chose à portée de sa griffe, ce sera chippé en un clin d’œil. Pour quoi faire es-tu