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voue que je n’en suis pas fâché. On a établi, Dieu sait qui et à quelle époque barbare, la très-impertinente coutume de se courir sus les uns aux autres, comme si on voulait ne permettre à aucun de s’occuper de ses affaires. Celui chez qui on fait irruption doit donner son foin à des chevaux étrangers… J’ai dîné depuis plus de quatre heures… ma cuisine est froide, basse, toute délabrée ; il s’est fait ce matin un éboulement dans la cheminée ; si je faisais allumer du feu, vous verriez pour sûr un incendie.

— C’est bien l’homme qu’on m’a dit, pensa Tchitchikof ; mais, après le dîner de Sabakévitch, on peut attendre ; j’ai mangé là-bas comme pour toute une semaine en deux heures de temps.

— Et pour du foin, pas un brin, mais pas un brin ici, ni chez moi, ni au village. Et, en effet, comment garderais-je du foin ? j’ai une terre grande comme la main… Le paysan chez moi est paresseux ; il a horreur du travail et ne rêve que cabaret… Avant qu’il soit peu, je serai à la besace : voilà le sort réservé à mes derniers jours.

— On m’a pourtant raconté, dit Tchitchikof avec hésitation, que vous possédiez mille paysans.

— Ah ! miséricorde ! qui a pu vous dire cela ? Ah ! vous auriez bien dû, par charité chrétienne, lui cracher à la figure, à celui qui vous a fait ce conte-là ! C’est un méchant, un gouailleur, qui a voulu s’amuser à vos dépens. Mille âmes ! mille âmes, moi ! Ils n’ont pas tenu registre de la mortalité des derniers temps ; le compte des paysans qui me restent n’est pas long à faire, allez ! Dans ces trois dernières années, les fièvres m’ont enlevé tout ce que j’avais de gens valides.

— Bon Dieu ! quel malheur ! s’écria Tchitchikof d’un grand air de profonde commisération ; ainsi, les fièvres vous en ont tué beaucoup ?

— Beaucoup ; oui, beaucoup !

— Aïe, aïe, aïe !… et… combien ?

— Eh mais, bien quatre-vingts.

— Qua… ? Qu’est-ce que vous me dites donc là ?

— Monsieur, je ne mens pas.