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teintes vertes en moins ; tandis qu’en haut, plus grave, plus morne, s’enveloppe d’obscurité le ciel noir de la nuit, et les cimes au feuillage tremblant, grelottant, paraissent plonger plus loin dans les profondeurs de l’ombre assoupie et murmurer de cette fausse lumière dont le bizarre caprice des hommes s’égaye à inonder leurs pudiques racines.

Il y avait quelques minutes que Pluchkine se tenait immobile et silencieux devant notre héros. Tchitchikof, de sa part, ne pouvait entamer la conversation, préoccupé qu’il était par l’aspect du phénomène et de l’étrange bric-à-brac qui lui servait de cadre ; son imaginative ne savait sous quelle forme présenter la cause de sa visite. Il avait eu l’idée de dire à Pluchkine qu’ayant entendu exalter ses vertus et les belles et rares qualités de son âme, il s’était fait un devoir de venir personnellement lui payer un légitime tribut d’hommages. Mais il sentait qu’un tel langage serait par trop obséquieux vis-à-vis d’un pareil homme ; il jeta de nouveau un regard en général sur tout ce qui était dans la chambre, et comprit qu’il y avait lieu de changer les mots de vertus et de belles qualités en ceux de remarquable esprit d’ordre et d’économie. Par suite de cette résolution, il lança sa phrase et l’acheva en disant qu’il avait cru devoir venir lui présenter l’assurance de son respect. Sans doute qu’en cherchant bien il eût pu trouver un prétexte fort ingénieux ; mais, malgré les avertissements de Sabakévitch, il y avait, d’une part, urgence de parler et, d’une autre, stupeur invincible, et son esprit ne sut rien improviser de plus convenable comme avant-propos.

Pluchkine marmotta (je ne dirai pas entre ses dents, il n’en avait plus une seule), entre ses lèvres sèches et blafardes, des paroles insaisissables, dont le sens était probablement : « Au diable ton respect et ta personne ! » Mais, comme les usages de l’hospitalité russe ont encore tant d’empire qu’il est impossible, même à un grippe-sou, d’en braver impunément les lois, il dit d’une manière assez distincte : « Asseyez-vous là, je vous prie. » Et, après un moment de silence, il ajouta :

« Il y a longtemps qu’on ne vient plus me voir, et j’a-