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de bonne grâce la robe de chambre et la brioche ; mais lui, de son côté, il ne donna absolument rien à sa fille. La pauvre Alexandra, voyant qu’elle ne faisait pas ses frais, ne reparut plus chez son père.

Tel était le gentilhomme propriétaire de mille âmes qui se trouvait devant Tchitchikof. Je me hâte de dire qu’un tel phénomène se fait rarement observer, en Russie, où tout dans l’existence nationale est plus porté à l’expansion et à la raréfaction qu’à la restriction et à la condensation… phénomène d’autant plus frappant que, dans le même district, habitent, joyeux viveurs, des seigneurs terriers qui jouissent largement, à la russe, de tous les avantages que la nature et la société leur ont faits, et mettent leur amour-propre à brûler la vie d’outre en outre pour lui donner des tons chauds. Un hobereau russe tâche d’être toujours en fête ; un voyageur qui passe pour la première fois par ses terres s’arrête ébahi à la vue du manoir, se demandant quel prince apanagé est venu tout à coup se créer une résidence de fantaisie au milieu de tant de petits propriétaires d’un canton inconnu et sans route ; le passant prend pour un palais des maisons de briques ou de moellons, blanchies à la craie, surmontées d’une légion de cheminées, de belvédères, de girouettes, tout entourées d’un régiment d’ailes et de tout ce qu’il faut pour la commodité des visiteurs arrivant le plus souvent pour quelques jours avec femme, enfants, valets et chevaux.

Que ne trouve-t-on pas chez le hobereau ? Ce sont des banquets, des spectacles, des bals, des promenades nocturnes dans des jardins grands comme des parcs royaux, illuminés a giorno par des feux de bivouac et des milliers de lampions, et animés par les enchantements d’une musique harmonieuse et variée. La moitié d’un gouvernement est là, vêtue de ce qui embellit les formes et ne les cache pas, se promenant sous les arbres et dans les méandres des labyrinthes. Au niveau de cette clarté forcée, rien ne semble ni morose ni terrible ; elle jaillit théâtralement du décor des fourrés, où branches et feuillages s’enluminent au rebours de l’ordre naturel, ayant leurs fraîches