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qu’un paysan venait d’introduire une télègue dont la charge était couverte de nattes, et cet homme semblait n’être apparu là que pour galvaniser un instant ce vaste tombeau ; ordinairement cette porte était fermée comme celle d’une forteresse en temps de guerre, ce que prouvait un énorme crampon de fer au bout duquel pendait un monstrueux cadenas.

Au pied de l’un des bâtiments de la cour apparut une étrange figure querellant le paysan qui venait d’entrer en guidant la télègue. Longtemps Tchitchikof ne put deviner à quel sexe appartenait cette figure, à une vieille matrone villageoise ou à un rustre abâtardi dans la domesticité. La robe qu’elle portait était d’une coupe tout à fait indécise et n’avait guère d’analogie qu’avec une capote de femme ; sur sa tête était un bonnet tel qu’en portent les bonnes vieilles villageoises attachées depuis longtemps au service du maître et n’y prospérant pas. La voix seule lui semblait tant soit peu grosse d’intonation pour un gosier féminin. « Oh, quelle femme ! » pensa-t-il en lui-même, et il ajouta : « Une femme, non ! voyons… Mais oui, eh, oui, c’est une femme !… » dit-il enfin, après avoir bien exploré du regard l’étrange individu. Cette figure hétéroclite, de son côté, le regardait aussi fort attentivement, et il semblait que la présence d’une personne étrangère fût pour elle comme un phénomène extraordinaire, car elle avait des regards curieux à voir, non-seulement pour Tchitchikof, mais pour Séliphane, et même pour les chevaux, qu’elle inspecta en connaisseuse depuis la queue jusqu’aux naseaux, y compris les dents. Tchitchikof, en voyant des clefs suspendues à sa ceinture et en l’entendant accabler le paysan des plus gros mots, jugea enfin que c’était une femme en furie, et probablement la femme de charge de M. Pluchkine.

« Hé, la mère ! dit-il, en sortant la tête et les épaules de la britchka, ton maître est-il…

— Il n’est pas à la maison, » dit la ménagère en coupant la parole à l’étranger ; et une minute après, elle ajouta : « Que vous faut-il ?