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damment aux étuves ; » ou bien : « Comment, Micha, s’y prennent les petits garçons pour voler des pois ? »

« Je perds ici un temps précieux, j’ai affaire ailleurs.

— Une minute ! Je veux vous dire à présent un mot qui ne vous fera pas de peine. » Ici il s’approcha et lui dit à l’oreille, comme s’il se fût agi d’un secret important :

« Vous pliez un canard, et ça y est.

— C’est-à-dire vingt-cinq roubles l’âme ? Non, pas un huitième de canard ; je n’ajoute pas un copeck à ce que j’ai dit. »

Sabakévitch garda le silence ; Tchitchikof aussi se tut. Ce silence se prolongea deux minutes ; le merle étonné marmotta je ne sais quoi, se parlant à lui-même, et Bagration, de dessus son nez d’aigle, et de sa position élevée, regarda avec la plus grande attention ce qu’il adviendrait de cette négociation.

« Quelle sera donc, sérieusement, votre offre dernière ? dit Sabakévitch.

— Deux roubles et demi.

— Ouhh ! vrai, c’est comme si pour vous une âme d’homme était de la râpure de raifort étuvée. Allons, donnez trois roubles, et tout est dit.

— Impossible.

— Il n’y a rien à faire avec vous ; touchez-là ! Je suis en perte… mais enfin, dans mon caractère, il y a beaucoup de celui du chien, comme le dit mon nom ; je ne peux m’empêcher de faire ce qu’on veut de moi. Çà, pour que tout soit selon les formes légales, il me semble qu’il faut un acte de vente.

— Certainement.

— Alors il faut que je me rende à la ville. »

Ainsi finit la négociation. Ils convinrent d’être en ville le lendemain et d’y faire instrumenter au greffe du tribunal civil l’acte d’acquisition. Tchitchikof, au préalable, demanda la liste des âmes vendues. Sabakévitch n’objecta rien à cette demande ; il alla à l’instant s’installer à son grand et gros bureau, fit glisser de bas en haut dans la coulisse le couvercle demi-cylindrique, et se mit à inscrire