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— Chez le gouverneur, pourtant, la table est assez bonne, dit Tchitchikof.

— Mais, savez-vous comment se fait la cuisine chez lui ? Non, vous ne le savez pas ; si vous le saviez, vous n’auriez plus envie de manger.

— Je ne sais pas comment se fait sa cuisine, je ne peux donc pas en parler ; mais je sais que les côtelettes de porc frais et le poisson à la sauce rousse sont très-appétissants chez lui.

— Moi je sais ce qu’on prend pour sa table au marché ; celui qui fait ses provisions, c’est sa canaille de cuisinier, qui a appris de belles choses dans un restaurant français ; ces gens-là vous écorchent un chat et vous le servent en civet ; vous croyez manger du lièvre.

— Quelle horreur ! Pourquoi dire cela ? observa Mme Sabakévitch, visiblement le cœur sur les lèvres.

— Ah ! ma chère âme, je n’invente pas ; c’est ainsi que cela se fait chez eux ; c’est la même histoire chez tous, vois-tu. Tout ce qui chez nous est de rebut, tout ce que notre Akoulka jette, révérence parler, dans le baquet aux ordures, tout cela chez eux va dans la soupe. Oui, tel est leur potage. Va un peu, va goûter leur consommé ; il est gentil, le consommé !

— Je ne dis pas, cher pigeon ; mais, à table, tu racontes toujours de ces choses…

— Mais, mon ange, songe donc, si je faisais moi-même ces choses-là… Tu m’entends au contraire toujours dire qu’on ne me fera pas manger des ordures. Des grenouilles, par exemple, des grenouilles, tu aurais beau me dire que c’est plus délicat que le poulet… tu me les présenterais sous une enveloppe de sucre glacé, tu ne m’en feras pas mettre une dans la bouche… Et les huîtres, hein ! les huîtres, nous savons à quoi elles ressemblent les huîtres, hum ! suffit. Çà, Paul Ivanovitch, prenez donc un peu plus de cette poitrine de mouton… et du gruau ! du gruau !… ce n’est pas là, voyez-vous, de cette ignoble fricassée de mouton, comme on en fait dans leurs cuisines savantes, avec de la chair qui a traîné quatre jours sur