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en lui-même que Sabakévitch n’était pas pour les longs panégyriques.

« Eh bien ! mon cœur, nous allons dîner, dit à Sabakévitch sa tendre épouse.

Je vous prie, » dit à son ordinaire Sabakévitch en montrant sur la table un grand plateau.

Le maître de la maison et son hôte burent chacun un verre d’eau-de-vie ; ils mangèrent un antecœnium, comme il est d’usage dans toute la vaste Russie, ville ou campagne, dégustation composée de salaisons et de toutes sortes d’apéritifs énergiques ; et ils suivirent dans la salle à manger la dame du lieu, qui les précédait en glissant gravement, à peu près comme une oie qui navigue sur l’étang d’un jardin.

Nous étions trois, et il y avait sur la table quatre couverts. À peine étions-nous dans la salle, qu’il apparut, pour occuper la quatrième place, une figure étrange de dame ou de demoiselle, parente, femme de charge, ou duègne, ou dame de compagnie, ou tout cela, je ne sais ; mais enfin, une femme de quelque trente ans, qui vivait dans la maison, était coiffée en cheveux bouclés, et drapée d’une robe bariolée. Il y a comme cela, dans le monde, des êtres qui subsistent, non comme un objet, mais comme un accident, verrue, ou tache, ou agrément, sur les objets. Ces êtres occupent toujours une même place, n’ont qu’une manière de porter la tête, et font l’effet d’une meule ; vous pensez que de leur bouche il ne sort jamais un mot, une syllabe ; mais allez un peu à la chambre des filles, à l’office, à la lingerie… et vous me direz après cela si elles ont une langue : ho ! ho !

« Les choux, mon âme, sont excellents aujourd’hui ! dit Sabakévitch après avoir mangé la soupe aux choux, et en se versant d’un plat dans son assiette un énorme quartier de niania, mets délicat qui consiste en une poitrine de mouton farcie d’un bon gruau de sarrasin, de cervelles et de pieds de veau. Tenez ! voici une niania, reprit-il en s’adressant à Tchitchikof, comme vous n’en trouverez pas à la ville ; là, le diable sait ce qu’on vous sert.