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pour voir quelle était leur victuaille, et cela surtout quand Séliphane n’était pas dans l’écurie. Chez Nozdref, du foin toute la nuit, et le matin rien que du foin ! c’était mal, très-mal ; et tous étaient à bon droit mécontents.

Mais bientôt tous ces mécontents rêvasseurs et fugitifs éprouvèrent une forte et soudaine diversion ; tous, à un choc terrible, fermèrent à la fois les yeux, et les rouvrirent aussitôt plus grands que de coutume : une calèche attelée de six chevaux avait fondu sur eux comme l’ouragan, et ils entendaient, comme au-dessus de leur tête, des cris de dames qui partaient de l’intérieur de l’équipage aristocratique, et Séliphane, en particulier, était en butte aux rudes gronderies et aux menaces d’un cocher inconnu : « Ah ! misérable, ah ! brigand, je te crie à tue-tête de tirer à hue… Corbeau maudit ! tu es donc sourd et aveugle quand tu es soûl, va-nu-pieds, heim ! »

Séliphane, sans doute, comprenait l’énormité de sa faute ; mais, comme le Russe n’aime pas à reconnaître ses torts devant ceux qui ont à se plaindre de lui, il fit bonne contenance, et, de son côté, cria de tout son gosier : « Eh ! toi, comment te lances-tu à fond de train sans regarder à rien ? As-tu laissé tes yeux en gage au cabaret ? » Après cela il se mit en devoir de tirer en arrière la britchka pour se dégager, de cette manière, de l’attelage étranger ; mais l’opération était difficile, car tout s’était terriblement enchevêtré. Le Tigré humait avec une curiosité charmante les nouveaux camarades qui se trouaient resserrés contre lui à droite et à gauche.

Au milieu de cette bagarre, les dames qui étaient assises dans la calèche regardaient tout cela d’un regard effaré. L’une était une vieille au nez pointu, aux lèvres minces, très-entoilettée, visiblement très-prétentieuse et très-nulle, une duègne à l’air éternellement piqué. L’autre était une jeune personne de quelque seize ans, aux cheveux d’or lissés avec art sur une jolie petite tête de noble demoiselle. L’ovale de son visage, avec la forme d’un œuf, en avait la fraîcheur, la transparence, la blancheur, le lustré mat, qualités qu’on remarque dans les œufs frais pon-